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Les présences réelles du Christ

La profondeur et la simplicité du langage qu’emploie Frère Jean-Jacques, moine d’En-Calcat, rend cet article accessible à tous. Il y déploie une pédagogie qui permet d’offrir une vraie « nourriture » pour la vie intérieure et pour revisiter notre expérience des « présences » du Christ dans notre quotidien.

La situation inédite du confinement dû au coronavirus peut-elle nous faire découvrir des aspects du mystère du Christ qui sont ordinairement peu perçus ? Ce que nous avons expérimenté alors peut-il nous faire vivre autrement la célébration retrouvée de l’Eucharistie ? N’est-ce-pas une invitation à « dépasser les représentations qui empêchent de penser » (frère Patrick Prétot) ? Or la célébration de l’Eucharistie nous fait vivre quatre présences réelles du Christ ressuscité, dont trois se vivent aussi en dehors de l’Eucharistie. Détaillons-les pour mieux les articuler ensemble.

 

Le Christ est présent avant le début de la messe

Rassemblement de la fraternité missionnaire rurale du Sud-Ouest. (c) FMC-SC.org

La première présence du Christ se vit dans un accueil mutuel en paroisse, parfois un peu bruyant mais chaleureux, et au monastère dans un silence habité que les participants aiment garder avant la célébration de l’Eucharistie. C’est la présence dont nous vivons au monastère lors des offices qui rythment nos journées. C’est la présence évoquée par le Seigneur quand il dit : « Quand deux ou trois sont réunis en mon nom, je suis au milieu d’eux » (Mt 18, 20).

Il y a une densité particulière de présence du Christ dans les actions liturgiques, comme l’exprime la Constitution sur la Liturgie de Vatican II Sacrosanctum Concilium au n° 7, et qui se décline dans les autres rencontres des croyants. Ainsi, dans l’exhortation apostolique Verbum Domini, Benoît XVI écrit-il que le Synode a été « une profonde expérience de rencontre avec le Christ, Verbe du Père, qui est présent là où deux ou trois sont réunis en son nom » (1)

Deux ou trois, c’est suffisant. Deux personnes célébrant le rosaire dans une église, le chemin de Croix en carême, ou le chapelet dans une maison de retraite : le Christ est là. C’est ce que nous vivons en communauté, ce que vivent les familles croyantes et les chrétiens qui se réunissent dans des équipes diverses.

Saint Paul écrit aux chrétiens de Corinthe : « Vous êtes le corps du Christ et vous êtes ses membres » (1 Co 12, 27). Quand le prêtre dit « le Seigneur soit avec vous », le missel portugais fait répondre ainsi l’assemblée : « Il se tient au milieu de nous ». La Présentation Générale du Missel Romain précise : « … en saluant la communauté rassemblée, le prêtre lui signifie la présence du Seigneur » (PGMR n° 50).

Il y a sûrement un déficit ancien de prise de conscience et de foi concernant cette présence réelle du Ressuscité. En effet, quand nous sommes réunis en son nom, nous ne prions pas un Christ ailleurs – au loin près de son Père – ou tout là-bas dans le tabernacle. Nous prions le Christ qui est présent au milieu de nous, avec nous. Avec Lui, nous nous tournons vers le Père. Quand nous invoquons le Christ au début de la messe en chantant « Seigneur, prends pitié », nous n’acclamons pas un Christ au loin, près de son Père ; nous acclamons le Christ qui est là, au milieu de nous, présent.

« Par Lui, avec Lui, en Lui » : c’est toute prière – dès que l’on est deux ou trois – qui est « avec Lui » au sens fort, puisqu’Il est là.

Cela peut avoir des conséquences concrètes : au monastère on murmurerait moins sur les frères si on avait une conscience vive de la présence du Ressuscité dès que l’on est deux ou trois… à parler d’un frère.

C’est une présence réelle non visible : présence réelle parce que manifestée dans le concret du rassemblement des personnes et donc non virtuelle. Ainsi : présence réelle, pas virtuelle, cependant pas visible.

 

La présence réelle du Christ dans la proclamation et la prière avec la Parole de Dieu

Dans l’exhortation apostolique Verbum Domini, Benoît XVI parle de l’Église comme « la demeure de la Parole » (n° 52) et de « sacramentalité de la Parole » dans la liturgie (n° 56). Cette dernière formulation est audacieuse et n’avait jamais été exprimée aussi clairement, même si elle n’est pas une nouveauté absolue dans les documents du magistère. Des théologiens comme Edward Schillebeeckx et Louis-Marie Chauvet avaient auparavant contribué à creuser ce sillon de la sacramentalité de la Parole. Cette présence du Christ dans la Parole inclut la Liturgie des Heures.

Rappelons que le sacrement est un signe qui donne la grâce venue du Seigneur, et donc un signe efficace « par l’action intime de l’Esprit Saint » (n° 52).

Benoît XVI continue : « La sacramentalité de la Parole se comprend alors par analogie à la présence réelle du Christ sous les espèces du pain et du vin consacrés » (n° 56), ce qui induit un rapport, une ressemblance qui hausse en quelque sorte la Parole de Dieu à la hauteur de la présence eucharistique.

Considérons comment cela se joue concrètement dans la liturgie de la messe. L’Évangéliaire est porté solennellement dans la procession d’entrée et au moment de la proclamation de l’Évangile. En Orient, cela signifie : le Seigneur passe à travers son Peuple pour le mener au Royaume. L’Évangéliaire est déposé sur l’autel, comme le pain et le vin un peu plus tard. Le ministre encense l’Évangéliaire et le vénère en l’embrassant, tout comme l’autel.

Il y a le poids des mots lorsque la Parole de Dieu est proclamée. La Présentation Générale du Missel Romain dit au n° 60 : « La proclamation de l’Évangile constitue le sommet de la liturgie de la Parole. Il faut lui accorder la plus grande vénération ». Les « fidèles (…) par leurs acclamations reconnaissent et professent que le Christ est présent et leur parle ».

Le missel allemand fait dire avec beaucoup de justesse après les lectures bibliques non évangéliques : Parole du Dieu vivant, c’est-à-dire Parole de ce Dieu qui agit dans sa communauté et qui se révèle à travers sa Parole.

C’est pourquoi Benoît XVI écrit : « … dans l’Église, nous vénérons beaucoup les Saintes Écritures, bien que la foi chrétienne ne soit pas une « religion du Livre » : le Christianisme est la « religion de la Parole de Dieu », non d’ »une parole écrite et muette, mais du Verbe incarné et vivant » » (Verbum Domini n° 7). L’Évangéliaire est vénéré, mais la Parole de Dieu est plus large que le livre.

Dans la célébration, le pain et le vin deviennent – par l’Esprit Saint – Corps et Sang du Seigneur ressuscité et l’Écriture écoutée devient – par l’Esprit Saint – Parole de Dieu.

Cette présence du Christ revêt un degré éminent dans la célébration de l’Eucharistie et dans la célébration des Heures ; elle se décline aussi dans la méditation personnelle de la Parole de Dieu, dans la lectio divina, dans la Parole de Dieu priée avec le rosaire, etc.

Tout cela n’est pas une invention contemporaine, mais un retour aux sources des Pères de l’Église. Saint Jérôme écrit à la charnière entre le IVe siècle et le Ve siècle – et Benoît XVI le cite dans Verbum Domini n° 56 – : « Je pense que l’Évangile est le Corps du Christ ; je pense que les Saintes Écritures sont son enseignement. Et quand il dit : si vous ne mangez pas la chair du Fils de l’homme, et si vous ne buvez pas son sang (Jn 6, 53), ses paroles se réfèrent au Mystère [eucharistique], toutefois, le corps du Christ et son sang sont vraiment la Parole de l’Écriture, c’est l’enseignement de Dieu. Quand nous nous référons au Mystère [eucharistique] et qu’une miette de pain tombe, nous nous sentons perdus. Et quand nous écoutons la Parole de Dieu, c’est la Parole de Dieu et la chair du Christ et son sang qui tombent dans nos oreilles, et nous nous pensons à autre chose. Pouvons-nous imaginer le grand danger que nous courons ? ».

C’est une présence réelle non visible – présence réelle parce que portée par le livre mais non contenue dans ses limites – présence réelle parce que manifestée dans le concret, et pas virtuelle. Donc : présence réelle, pas virtuelle, cependant pas visible.

Cela a des conséquences très concrètes.

Benoît XVI écrit : « Les Pères synodaux suggèrent en outre que, dans les églises, il y ait un lieu privilégié où l’on place la Sainte Écriture même en dehors de la célébration. En effet, il est bon que le livre qui contient la Parole de Dieu soit dans un endroit visible et honorable à l’intérieur du temple chrétien, sans pour autant priver de sa place centrale le tabernacle qui contient le Très Saint Sacrement » (Verbum Domini n° 68).

Certes, les portables, tablettes et autres outils modernes sont pratiques. Cependant, laissons-nous interroger par Frédérique Poulet : « … le texte lu sur « son » portable ou « sa » tablette comporte une part de privatisation liée à l’objet qui interroge le statut universel du contenu. Dans la même dynamique, quand le téléphone se substitue au livre, de nombreuses questions émergent, d’autant plus que le livre liturgique joue un rôle structurant au niveau symbolique dans la célébration liturgique ». Frédérique Poulet cite alors un texte de Louis-Marie Renier datant de 1995 – donc avant l’utilisation des portables – : « Le lectionnaire, de soi, demeure extérieur à son lecteur et manifeste clairement la non-mainmise sur le texte lui-même ». Elle poursuit : « Quand elle est lue à partir d’un mobile, l’Écriture, appelée à être proclamée au sein de la mise en œuvre liturgique est mise à égalité avec nombre de documents aussi variés que les mails, les photos, des vidéos ou des documents de travail. Autant de paramètres qui transforment l’anthropologie rituelle » **

 

La présence réelle du Christ dans l’Eucharistie et dans la personne du ministre des sacrements

Le Concile Vatican II énonce dans Dei Verbum au n° 21 : « L’Église a toujours vénéré les divines Écritures, comme elle l’a toujours fait aussi pour le Corps même du Seigneur, elle qui ne cesse pas, surtout dans la sainte liturgie, de prendre le pain de vie sur la table de la Parole de Dieu et sur celle du Corps du Christ pour l’offrir aux fidèles ». Il faut noter que le texte latin mentionne une seule table : « ex mensa tam verbi Dei quam Corporis Christi panem vitae sumere ».

Notons bien que la Parole est Pain de Vie. Or, une lecture superficielle du chapitre 6 de l’Évangile de saint Jean peut nous faire penser qu’il s’agit du début à la fin de la même thématique, alors qu’il y a tant de nuances subtiles. En effet, d’une part, il y a un crescendo dans le discours sur le Pain de Vie, un mouvement en spirale qui reprend les mêmes éléments en les approfondissant, avec – à quatre reprises – l’expression sémitique « Amen, amen, je vous le dis », qui scande cette progression ; et d’autre part trois objections qui viennent mettre en doute la parole du Sauveur. Tout cela structure le texte : Jésus est le Pain de Vie, et c’est parce qu’Il est Lui-même Pain de Vie, que plus nous avançons vers la fin du discours, plus les résonnances sont eucharistiques. Tout « eucharistiser » dans ce chapitre, qui plus est dès le début, n’est-ce pas se priver de l’élan du texte, de son mouvement, de ce pourquoi l’eucharistie est si importante pour se nourrir du Christ Jésus, puisqu’Il est, dans toute Sa personne, Pain de Vie ?

Vatican II dans Sacrosanctum Concilium n°7 cite trois des quatre présences du Ressuscité et mentionne à propos de l’Eucharistie que le Christ y est présent « au plus haut point ». Le Rituel de l’Eucharistie en dehors de la messe écrit : « … dans le sacrement de l’eucharistie, d’une manière absolument unique, se trouve le Christ entier, Dieu et homme, d’une manière substantielle et permanente ».

Saint Paul VI explique en 1965 dans son encyclique Mysterium fidei (citée par le Catéchisme de l’Église Catholique au n° 1374) : « Cette présence, on la nomme « réelle », non à titre exclusif, comme si les autres présences n’étaient pas « réelles », mais par excellence parce qu’elle est substantielle, et que par elle le Christ, Homme-Dieu, se rend présent tout entier (cf. Conc. de Trente, Decr. de SS. Euch., c. 3) ». C’est-à-dire que le Christ est présent dans du pain et du vin dont la substance est changée et que l’on peut manger.

Mais nous ne voyons pas le Christ dans l’Eucharistie, pas plus que dans les autres présences réelles du Christ : nous ne voyons pas le Christ dans l’assemblée, nous ne le voyons pas dans sa Parole. Dans ce sens, le Rituel de l’Eucharistie en dehors de la messe propose dans une oraison pour l’adoration Eucharistique l’expression suivante : le Christ « présent dans l’obscurité de ce mystère ».

C’est donc une présence réelle non visible. Une présence réelle particulière puisqu’il y a changement de substance. Saint Paul VI dans l’encyclique Mysterium fidei précise : « les espèces portent une réalité nouvelle » (n° 46). Présence réelle particulière contenue dans les limites de ce qui était pain et vin (à la différence de la Parole de Dieu par rapport à la Bible). Présence réelle parce que manifestée dans le concret et pas virtuelle. Donc : présence réelle, pas virtuelle, cependant pas visible.

J’inclus ici, selon leur degré propre, les six autres sacrements – dont deux sur six sont réitérables – et le Christ présent dans la personne du ministre des sacrements, comme le dit Vatican II dans Sacrosanctum Concilium n° 7 : « Il est là présent par sa vertu dans les sacrements au point que lorsque quelqu’un baptise, c’est le Christ lui-même qui baptise ».

Avez-vous déjà remarqué que la célébration de l’Eucharistie se termine assez brusquement après la communion eucharistique. Nous sommes en effet renvoyés à une autre rencontre du Ressuscité. Car la célébration liturgique est « le « lieu privilégié » où Dieu « parle dans notre vie actuelle » (Verbum Domini n° 52), elle met à l’écoute d’un Dieu qui parle aussi au-delà de la liturgie : dans la vie quotidienne, dans la méditation personnelle des Écritures (lectio divina), dans la rencontre des frères et notamment des pauvres, mais encore dans ces évènements que Saint Jean XXIII désignait par l’expression « les signes des temps » » (frère Patrick Prétot).

 

La présence réelle du Christ dans la sœur et le frère en humanité

Cette quatrième présence du Christ ressuscité peut se vivre tous les jours, plusieurs fois par jour, et en dehors de toute liturgie. C’est la présence que le Seigneur évoque quand il dit : « J’avais faim et vous m’avez donné à manger … j’étais un étranger et vous m’avez accueilli … j’étais malade et vous m’avez visité … chaque fois que vous l’avez fait à l’un de ces plus petits de mes frères, c’est à moi que vous l’avez fait » (Mt 25, 31-46).

Le bienheureux Christian de Chergé disait à ses frères : « Bien sûr, le Christ de gloire est aussi PRÉSENT sous les espèces de toute humanité, plus spécialement sous celles du pauvre et du petit : tout homme est un CHRIST en gestation ».

Le chapitre 53 de la Règle de saint Benoît édicte : « Tous les hôtes qui arrivent seront reçus comme le Christ, car lui-même doit dire un jour : « J’ai demandé l’hospitalité et vous m’avez reçu ». (…) c’est par une inclination de tête ou une prostration du corps qu’on adorera en eux le Christ même qu’on reçoit ».

Laissons résonner en nous les secrètes correspondances dans la Parole de Dieu :

« J’étais nu et vous m’avez habillé » – c’était la condition de nouveau-né du Seigneur Jésus.

« J’avais faim et vous m’avez donné à manger, j’avais soif et vous m’avez donné à boire » – c’était la condition de bébé et d’enfant du Seigneur Jésus.

« J’étais un étranger et vous m’avez accueilli » – c’était la condition d’émigré en Égypte du Seigneur Jésus.

Le Ressuscité est en notre temps le pauvre. La péricope Matthieu 25, 31 – 46 est parfois appelée : le jugement dernier. Ces paroles fortes du Christ s’appliquent également aux situations actuelles : en ce sens le jugement dernier est aussi le jugement du présent.

Ainsi, c’est une présence réelle non visible – présence réelle parce que manifestée dans le concret et pas virtuelle. Donc : présence réelle, pas virtuelle, cependant pas visible.

En conclusion de ces quatre présences réelles du Christ ressuscité, citons le Catéchisme de l’Église Catholique au n° 1373 : « « Le Christ Jésus qui est mort , qui est ressuscité, qui est à la droite de Dieu, qui intercède pour nous » (Rm 8, 34), est présent de multiples manières à son Église : dans sa Parole, dans la prière de son Église, « là où deux ou trois sont réunis en mon nom » (Mt 18, 20), dans les pauvres, les malades, les prisonniers (Mt 25, 31-46), dans les sacrements dont Il est l’auteur, dans le sacrifice de la messe et en la personne du ministre. Mais « au plus haut point Il est présent sous les espèces eucharistiques » ».

Il y a donc quatre présences réelles qui manifestent la présence multi-quotidienne du Christ ressuscité dans nos vies : « Je suis avec vous tous les jours jusqu’à la fin des temps ». Cette dernière phrase de l’Évangile de Matthieu renvoie au début du même Évangile, et au prophète Isaïe : Emmanuel c’est-à-dire Dieu avec nous (Mt 1, 23). Magnifique arc-en-ciel que l’on appelle en exégèse une inclusion : Incarnation – Résurrection – Ascension – et sa suite : c’est Jésus Emmanuel avec nous tous les jours jusqu’à la fin des temps.

La présentation distincte, dans un but didactique, de chacune des quatre présences réelles du Christ nous invite, à cette étape de la réflexion, à les réunir en en montrant les liens, en les faisant jouer et en les articulant les unes avec les autres.

 

Comment les présences réelles du Christ jouent les unes avec les autres ?

« Dans le jeu de la foi nous guettons l’invisible » (Hymne : Ô seul Maître des temps)

En premier lieu, il me semble important de souligner que ces différentes présences sont non successives mais cumulatives : on ne passe pas de l’une à l’autre, la suivante supprimant celle qui la précède ; ces présences jouent ensemble. Cela a été exposé par maints auteurs et vécu dans l’histoire, comme nous allons le montrer. Toutefois, il se pourrait que nous n’en ayons pas une conscience vive.

L’une de ces présences peut poser question à l’autre, comme l’écrivait saint Jérôme à propos des miettes de pain. Quand Benoît XVI cite saint Jérôme (voir plus haut), il ajoute : « Approfondir le sens de la sacramentalité de la Parole de Dieu, peut donc favoriser une compréhension plus unifiée du mystère de la révélation se réalisant « par des actions et des paroles intrinsèquement liées entre elles », qui profitera à la vie spirituelle des fidèles et à l’action pastorale de l’Église » (Verbum Domini n° 56).

De même, dom Helder Camara écrivait : « La présence réelle du Christ dans l’Eucharistie sera toujours liée à la présence réelle du Christ dans les pauvres. (…) Il est vrai d’autre part que ce serait une vision du Christ fausse et déformée de le découvrir seulement sous les espèces du pain et du vin sans le découvrir sous les espèces du pauvre ». Lors d’une messe de réparation après qu’un voleur eut jeté les hosties consacrées dans la boue afin de s’emparer du ciboire, il disait : « Nous sommes choqués parce que notre frère, ce pauvre voleur, a jeté les hosties, le Christ eucharistique dans la boue, mais dans la boue vit le Christ tous les jours, chez nous, au Nordeste ! ». Ce qu’il exprime ici s’enracine dans sa conversion à l’issue du Congrès Eucharistique International de Rio de Janeiro en 1955, dont il était le principal organisateur, grâce à la parole prophétique du cardinal Gerlier : toutes ces favelas sont une insulte au Créateur, pourquoi ne mettez-vous pas tout ce talent d’organisateur au service des pauvres ? Dès lors, dans son adoration du Saint Sacrement, la présence du Christ dans l’Eucharistie sera toujours liée à la présence du Christ dans les pauvres.

L’une des présences du Christ peut renvoyer fortement à une autre.

En plein confinement dû au coronavirus, Sœur Anne Lécu écrivait : « Je réalise à quel point ce qui va me manquer pendant ce temps de carême, ce n’est pas d’abord la communion au corps du Christ, mais le rassemblement ecclésial, lors duquel ensemble nous communions au corps du Christ » (dans l’hebdomadaire La Vie).

Saint Augustin l’avait déjà puissamment développé dans un sermon connu mais, hélas, moins vécu : « Si donc vous voulez comprendre ce que c’est que le corps de Jésus Christ, écoutez l’Apôtre disant aux fidèles : « Vous êtes le corps de Jésus Christ et ses membres » (1 Co 12,17). Si donc vous êtes le corps de Jésus Christ et ses membres, le symbole de ce que vous êtes se trouve déposé sur la table du Seigneur ; vous y recevez votre propre mystère. Vous répondez : Amen à ce que vous êtes, et vous souscrivez par cette réponse à ce qui vous est présenté. On vous dit : le corps de Jésus Christ, et vous répondez : Amen. Soyez donc membres du corps de Jésus Christ pour que cet Amen soit véritable. (…) Soyez donc ce que vous voyez, et recevez ce que vous êtes » (sermon 272 aux nouveaux baptisés).

Saint Jean-Paul II, en montrant le Corps du Christ et le Sang du Christ après les paroles de la consécration, regardait toujours l’assemblée, le Corps du Christ rassemblé.

Le bienheureux Charles de Foucauld avait bien compris ces articulations fécondes, lui qui n’a obtenu qu’en 1914, deux ans avant sa mort, l’autorisation de conserver l’Eucharistie dans son oratoire. Durant six ans de privation de la faculté de conserver une réserve eucharistique, il fait l’expérience des autres présences du Ressuscité : « Je ne vous laisserai pas orphelins » donc le don de l’Esprit Saint – « Je suis avec vous jusqu’à la consommation des siècles » – « Ce que vous faites à l’un de ces petits, vous me le faites » et « Qui vous écoute m’écoute ».

Vivre cela, ou essayer de le vivre davantage, nous rend solidaires des chrétiens de Chine et de tant de pays qui n’ont plus d’Eucharistie parfois depuis des années. Ils ne sont pas privés de la présence réelle du Christ dans la communauté rassemblée, dans sa Parole, dans les plus pauvres. Et la foi progresse…

Le Pape François vient de le rappeler : « En Amazonie, il y a des communautés qui se sont longtemps maintenues et ont transmis la foi sans qu’un prêtre ne passe les voir ; durant même des décennies. Cela s’est fait grâce à la présence de femmes fortes et généreuses. Les femmes baptisent, sont catéchistes, prient, elles sont missionnaires, certainement appelées et animées par l’Esprit Saint. Pendant des siècles, elles ont maintenu l’Église debout dans ces régions avec un dévouement admirable et une foi ardente. Elles-mêmes, au Synode, nous ont tous émus par leur témoignage » (Exhortation apostolique Chère Amazonie, n° 99).

L’histoire nous l’apprend : la foi chrétienne en Corée n’a pas été apportée par des missionnaires venus d’Europe. Au cours du XVIIIe siècle, des lettrés confucéens découvrirent l’Évangile grâce à des livres chrétiens écrits en chinois. Ils se rassemblèrent autour de la Parole de Dieu. Ayant demandé de l’aide aux chrétiens de Chine, le premier baptême eut lieu en 1784 à Pékin, dix ans avant l’arrivée du premier missionnaire.

De même quand les prêtres des Missions Étrangères de Paris sont arrivés au Japon en 1863, ils découvrirent des communautés chrétiennes ayant transmis la foi pendant les 250 années de la fermeture totale du pays, après l’expulsion ou l’assassinat de tous les ministres ordonnés.

Les spirituels nous le rappellent : saint Vincent de Paul écrivait aux Filles de la Charité : si pendant votre oraison, un malade vous appelle, allez-y sans inquiétude : c’est le Christ que vous servez. « Ce n’est point quitter Dieu que quitter Dieu pour Dieu ».

En faisant cela, en le méditant, en le pensant théologiquement, nous vivons ce qu’écrivait le saint Pape Paul VI dans l’encyclique Mysterium fidei : « On reste émerveillé devant ces divers modes de présence du Christ et on y trouve à contempler le mystère même de l’Église » (n° 38). En prendre conscience, dans l’action de grâce, nous le fait vivre davantage.

par frère Jean-Jacques, Abbaye d’En Calcat

 

* BENOÎT XVI, La Parole du Seigneur, Paris, Bayard-Fleurus-Mame-Cerf, 2010, n° 1 – Exhortation apostolique du 30 septembre 2010 qui fait suite au synode des évêques d’octobre 2008 sur La Parole de Dieu dans la vie et la mission de l’Église

** Frédérique POULET, « L’être-sans-fil : un homo liturgicus ? », La Maison-Dieu, n° 296/2, juin 2019, p. 114