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Dona Isabel -« Ils portent encore des fruits dans la vieillesse » (Ps 92, 15)

« Le verset du psaume 92, « ils portent encore des fruits dans la vieillesse » (v. 15), déclare le Pape François, est une bonne nouvelle, un véritable « évangile » que nous pouvons annoncer au monde à l’occasion de la Deuxième Journée Mondiale des Grands-parents et des Personnes âgées .

Il va à contre-courant de ce que le monde pense de cet âge de la vie ; et aussi de l’attitude résignée de certains d’entre nous, personnes âgées, qui avancent avec peu d’espérance et sans plus rien attendre de l’avenir. »

 

Rejoignons la terre tant aimée par Mgr Gérard Verdier, le diocèse de Guajarà-Mirim au cœur de l’Amazonie brésilienne,
et découvrons, à travers le récit du docteur Gilles de Catheu, le parcours de vie d’une femme battante qui n’a jamais perdu courage…

 

 

« Dona Isabel, ma grande amie, nous a quittés ce 9 janvier 2022 à l’âge de 107 ans. En 2020, elle avait perdu du Covid deux des filles qui s’occupaient d’elle ainsi qu’un petit-fils de 35 ans, mais elle, bien que l’ayant contracté aussi, n’avait pas été malade.

Dona Isabel Taborga Loras a été la femme la plus courageuse et la plus expérimentée que j’ai jamais rencontrée.

Elle est née en 1914 de parents « joaquinianos », de San Joaquim en Bolivie, à l’époque de l’esclavage où la punition consistait à être battue jusqu’au sang, les bras tendus vers le haut.

Un jour, elle a fui dans un canot avec ses deux filles, Santa et Maria Esther. Elles affrontèrent un violent orage et un anaconda géant dont le souvenir la faisait encore frémir en l’évoquant.

En arrivant au Brésil, dans le Rondonia, elle se fit d’abord engager comme cuisinière sur l’embarcation d’un marchand libanais, puis dans les plantations de caoutchouc de Costa Marques, de Surpresa et de Guajarà-Mirim où elle travailla comme un homme, élevant seule ses sept enfants.

Elle fut sans doute malheureuse en amour avec des maris alcooliques et violents dont elle se sépara ou qui la quittèrent. Mais elle ne baissa jamais les bras.

Lorsqu’elle se cassa le fémur, elle réussit à marcher de nouveau par sa volonté et avec l’aide d’une voisine.

Au cours des dix dernières années, elle perdit quatre enfants et plusieurs petits-enfants. 

 

Les trois filles de Dona Isabel ; une seule a survécu

 

Dona Isabel ne s’est jamais plainte, gardant toujours un sourire empli de paix, toujours battante.

Handicapée par une hémiplégie qui la rendit dépendante, elle ne perdit pas sa volonté de vivre.

Un jour elle me fit une demande qui me sidéra :

« Docteur Gil, j’aimerais apprendre à lire. Voyez-vous, j’ai passé ma vie à m’occuper de ma famille, maintenant j’aimerais prendre du temps pour moi ! »

Je l’avais prise au sérieux et à chaque visite nous dessinions une lettre de son prénom.

 

A 75 ans encore, elle se levait avant l’aurore, confectionnant du pain et des beignets salés pour les vendre dans la rue.

Et au lever du jour, elle partait à pied avec un panier sur la tête et ne retournait chez elle que quand il était vide.

Et puis à 107 ans, elle contracta cette mauvaise grippe (H3N2) qui a balayé Guajarà-Mirim en moins d’un mois.

Elle ne s’alimenta plus et ne buvait pas plus qu’un moineau.

Très vite elle devint fébrile, sa respiration était difficile et elle n’avait plus la force de tousser. Ses membres et sa poitrine étaient douloureux. Elle se déshydrata et refusa inhalation et perfusion. Elle ne buvait plus l’antibiotique qui de toute façon à lui seul ne l’aurait pas sauvée.

Elle voulait partir.

 

J’avais rendu visite à Dona Isabel deux jours avant son décès et nous devinions l’un et l’autre que nous ne nous reverrions plus.

Je réussis non sans mal à lui faire avaler une dose d’antalgiques qui fit tomber la fièvre et la soulagea un peu.

Elle semblait rassurée par ma présence et craignait que je m’éloigne. Dona Isabel gardait les yeux fermés. Mais dès que la chaise grinçait, elle les ouvrait dans ma direction puis les refermait.

Quand l’antalgique fit son effet, nous avons prié ensemble un Je vous salue Marie suivi d’un Notre Père. Je prononçais chaque phrase lentement. Elle m’accompagnait du regard ou d’un léger mouvement des lèvres.                                                                                                                   

Avant de la quitter, je la remerciais pour son affection, son courage, le témoignage de sa vie totalement donnée à sa famille.

 

Dona Isabel et Gilles de Catheu

 

Le soir où elle mourut, je me reposais et mon portable était en mode silencieux.

Je sus par une de ses petites-filles qu’avant de mourir, dona Isabel lui avait demandé de m’avertir en ces termes: « Docteur Gil, je pars. »

Dona Isabel était catholique mais sa famille étant en majorité adventiste, elle fut veillée dans la principale église adventiste de Guajarà-Mirim. Les obsèques eurent lieu le lendemain.

Arrivé à l’heure, mais l’enterrement ayant été avancé, je me suis contenté de saluer les membres de la famille qui sortaient du cimetière.

Le fossoyeur me guida jusqu’à la sépulture que je trouvai nue, sans bougie ni fleurs.

Maintenant la vie continue. »

[Publié dans « Lettre d’Amazonie » n°238]