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P. Jacques Duraud : à Taïwan en temps de crise

De Taïwan le 3 février 2022 :

« On s’inquiète pour moi, écrit le P. Jacques Duraud.
Sous l’ombre fournie des palétuviers et des banyans de mon île,  il semblerait que rien n’est aussi calme qu’avant.

Un clapotis sous les mangroves ?
Non, un bruit de bottes et de godillots venu de Chine, de l’autre côté du détroit.

Les titres de la presse en Europe en fin d’année 2021 ont inquiété mes amis.
Alors comment les Taïwanais vivent-ils cette crise ?

 

Le contexte

 Mi-mars 1996, je suis de retour après 9 ans passés dans « l’île renégate », comme elle est appelée de l’autre côté du détroit de Formose (ou détroit de Taïwan).

Pendant ces neuf années avant mon premier congé j’ai vu la fin de la loi martiale, l’autorisation des partis d’opposition au Kuomingtang, enfin je vais voir la première élection du président de la République de Chine au suffrage universel. 

 

Sorti de Barral à Castres en 1969 (promotion Joseph Galinier), je savais qu’il ne fallait pas confondre Taïwan avec la Thaïlande ; notre professeur d’histoire-géographie, l’abbé Denis Albert, nous avait parlé de Tchang Kaï-shek et donc du Kuomingtang (KMT).

Le bac en poche, je ne pensais pas qu’au moment où j’écris ces lignes, j’aurais passé la moitié de ma vie dans la République de Chine, nom officiel de Taïwan, à ne pas confondre avec la République Populaire de Chine de l’autre côté du détroit.

 

Dans l’avion qui me ramène après une dernière étape à Kuala-Lumpur, je suis le seul « caucasien » en classe économique au milieu d’une majorité de voyageurs taïwanais qui rentrent chez eux.

Ils se rendent compte que je parle mandarin et me demandent si je n’ai pas peur de retrouver mon pays d’adoption.

Nous sommes alors à la fin de ce qu’on appellera la troisième crise du détroit de Taïwan.

Dans quelques jours aura lieu la première élection au suffrage universel du président de la République et l’APL, l’armée populaire de libération, vient de tirer des missiles dans les eaux territoriales de l’île, c’est-à-dire à moins de 22 kms des côtes.

 

Leur conversation est quelque peu goguenarde, histoire de voir si le diable d’étranger que je suis a la frousse ou si on pourrait la lui donner.

Avant mon départ de France, ces tirs de missile avaient juste retardé le trafic aérien et maritime quelques heures et fait grimper dans les sondages le candidat qui ne plaisait pas à Pékin, le président sortant Lee Teng-hui, pourtant président du KMT.

Coups d’épées dans l’eau car les tirs ont eu un effet contre-productif sur le résultat de l’élection du président de la République.
Mais cette troisième crise a provoqué tout de même un recul de 17% du marché boursier, une chute des prix de l’immobilier et un départ des plus timorés vers les USA et le Canada.

Pour l’année 1996 le taux croissance a été de 5.7% tout de même !

 

 

Lors des élections présidentielles de 2000, toujours dans le même souci de faire élire un président plutôt favorable au rapprochement, Zhurongji, premier ministre de la République Populaire de Chine, déclare avant le scrutin que « la Chine ne restera pas assise tranquillement devant les mouvements de Taïwan vers l’indépendance ». Résultat, c’est encore le candidat du parti plutôt indépendantiste qui sera élu !

 

Depuis 25 ans le parti d’opposition au Kuomintang, le Parti Démocrate Progressiste (DPP), a donné deux présidents à Taïwan :

Chen Shui-bian, deux mandats de quatre ans (2000-2008), suivi par un intermède Kuomingtang avec Ma Yingjiu, deux mandats également, enfin l’actuelle présidente, Madame Tsai Ing-wen dans son second mandat.

Le Kuomingtang est plutôt en faveur d’une réunification avec la Chine. Le parti démocrate progressiste est plutôt en faveur d’une indépendance proclamée. 

 

Taïwan est fière d’être un des rares pays vraiment démocratiques en Asie.

 Missiles et avertissements ayant l’effet contraire, le 14 mars 2005 la 10ème assemblée nationale du parti communiste chinois adopte une loi anti sécession qui prévoit le recours à des moyens « non-pacifiques » pour réunir la province renégate à la mère patrie. 

 Depuis s’ensuit une rhétorique qui souffle tantôt le chaud tantôt le froid, menace ou encourage à l’unification.

 Il y a un an et demi, le 30 juin 2020, la Chine populaire promulgue une loi (sans consultation du Conseil Législatif de Hong-Kong), stipulant que la justice de la République Populaire de Chine peut directement juger certaines actions considérées comme étant des infractions, telles qu’afficher son soutien à l’indépendance de Taïwan, du Tibet, ou de la province du Xinjiang ou de Hong Kong.

La loi « permet de réprimer quatre types de crimes contre la sécurité de l’Etat : subversion, séparatisme, terrorisme et collusion avec l’étranger ».

L’ancienne colonie britannique n’est vraiment plus ce qu’elle était.

 

Aussitôt la loi votée, départs de Hongkongais pour des destinations plus sûres : USA et Canada bien sûr, mais aussi Taïwan.

Départs, arrestations, jugements, condamnations : sa mise en application sans tarder met fin à l’idée que si un jour la Chine voulait à tout prix ramener Taïwan dans le giron de la mère patrie, ce pourrait être selon la doctrine « un pays, deux systèmes », après tout peut-être acceptable.

Cette promesse non tenue de la Chine lors de la rétrocession de Hong Kong en 1997 embarrasse les partisans d’une réunification avec la Chine, les habitants de l’île se sentent d’ailleurs beaucoup plus taïwanais que chinois.

 

2021, « annus horribilis » ?

 

 

947, 948, 949…non, je ne compte pas les moutons avant de m’endormir. 950, environ, c’est le nombre d’avions militaires de la Chine qui en 2021 sont allés se montrer dans la zone d’identification de défense aérienne (ou Air défense identification zone, ADIZ) de Taïwan.

  Ces appareils volent haut au-dessus des palétuviers et des banyans.

Nous ne les voyons pas, mais 9% du budget de la défense de Taïwan est consacré aux réponses à ces sorties de l’APL.
Les ADIZ ne sont pas reconnues par le droit international. Ces passages sont inaperçus.

On a moins peur qu’avec un tir de missile dans les eaux territoriales, bande de mer somme toute étroite.

Tout de même, en réponse à un sondage, plus de 70% de la population se dit prête à se défendre armes à la main s’il le faut.

 

Il y a 23 millions de Taïwanais sur l’île.
Il ne faut pas oublier qu’il y en a environ 1,3 millions sur le continent, ingénieurs, techniciens, enseignants.

Cette réalité passe inaperçue en Europe.
Elle illustre bien l’interdépendance des économies de la « Chine libre » et de la Chine communiste.

Un exemple : conçus aux USA, les iPhones de Apple sont fabriqués en Chine par Foxconn, une compagnie taïwanaise, qui emploie sur son site à Shenzhen au sud de la Chine, 1,2 million de personnes !

 

C’est bien le paradoxe : on ne peut pas se passer de cet ennemi potentiel, autant que lui ne peut faire sans la technologie de la province convoitée.

 

Cette crise de la fin 2021 n’a pas entraîné à Taïwan de grands mouvements de colère ni des réflexes de peur.
Ce qui fait peur, c’est la pandémie de Covid.
Dans les conversations rien ou presque sur les incursions des chasseurs ou bombardiers chinois : la zone d’identification de défense aérienne, c’est grand, hors de vue !

 

Les priorités : se protéger du Covid et préparer le Nouvel An de l’Année du tigre.

Le tigre ? certains ne sont que de papier ; espérons-le ! »

 

Paroisse des Sts-Martyrs de Chine

 

[Photos : cf. Revue MEP]