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« Chère Amazonie » : quelques commentaires du P. Jean-Marc Vigroux

Au mois d’octobre 2019 s’est tenu au Vatican un synode sur l’Amazonie. Le pape François vient de promulguer le 2 février 2020 une exhortation intitulée « Chère Amazonie » qui synthétise les échanges du synode et les impressions du pape après cette rencontre. Le pape invite aussi, d’ailleurs, à lire le document final du synode en complément de son texte. François organise sa réflexion sous la forme de quatre rêves qu’il formule pour l’Amazonie.

Un rêve social, un rêve culturel, un rêve écologique, un rêve ecclésial. Le texte fait souvent appel à la poésie pour mieux exprimer la réalité amazonienne. https://albi.catholique.fr/servir-ses-freres/dans-le-monde-entier/ameriques/324836-querida-amazonia-chere-amazonie

C’est un hymne à la Vie que ce court document pontifical de 111 paragraphes : Vie des habitants de l’Amazonie, Vie puissante de la création, Vie en abondance donnée par Dieu le Père et la résurrection du Christ, Vie missionnaire enfin, animée par l’Esprit Saint.

Sans vouloir être trop long, je vous donne ici quelques réactions personnelles nées de la lecture du texte à la lumière de ce que j’ai pu découvrir lors de mes séjours en mission au Pérou et au Chili.

 

1) Un passé colonial qui pèse toujours

Dans les premières parties du texte, je suis frappé de l’utilisation fréquente par le pape François des mots « colonisation » ou « colonialisme ». Il dénonce ce colonialisme ancien ou nouveau dans ses rêves sociaux et culturels. Il utilise plusieurs fois ces mots dans son document (§ 9, 14, 16, 17, 18, 28, 29, 30, 39).

Il parle aussi de « domestication de l’Amazonie », de « conquête de l’Amérique ».

Conquête des terres, « conquista » en castillan et asservissement de la population ont été la règle de la « découverte » du continent par Christophe Colomb en 1492 et par les « conquistadores » qui l’ont suivi. Ces mots de conquête et de conquérant ont une très forte résonance encore aujourd’hui dans toute l’Amérique latine.

Peuplée depuis des milliers d’années par une grande quantité de peuples, l’Amazonie tout comme le continent américain ont énormément souffert de l’invasion européenne des cinq derniers siècles. Les conséquences humaines, culturelles, économiques se ressentent encore aujourd’hui avec force et douleur.

La rencontre, la découverte, la conquête, furent aussi longtemps une guerre, un massacre, un pillage, un écrasement, un mépris, une source d’injustice et de pauvreté qui vibrent encore dans l’existence quotidienne des Sud-américains. Le pape argentin porte évidemment en lui cet élément douloureux de la vie de l’Amazonie et du continent.

 2) Un système économique injuste et criminel

Malgré deux cent ans d’indépendance des pays d’Amérique latine, le passé colonial a perduré sous des formes nouvelles à travers la mise en place d’un système économique d’exploitation des ressources de la forêt amazonienne mais aussi du reste du continent.
Les mines, les cultures industrielles, la déforestation, la privatisation de l’eau sont dénoncées par le pape comme des « injustices et des crimes » (§ 14) car cela entraîne aussi des déplacements forcés de population, de la corruption, un risque d’effacement des populations amazoniennes et de leurs cultures mais aussi une exploitation des populations.

Cela se manifeste par des inégalités économiques immenses, par des droits humains bafoués, par une vie indigne et misérable pour beaucoup.
Impossible de vivre en Amérique latine sans que tous ces problèmes n’apparaissent rapidement dans le quotidien, que ce soit dans la différence des salaires, l’organisation de l’éducation scolaire, de la santé publique, dans le régime des retraites.

 

3) Le cri de l’Amazonie est celui du peuple en Égypte

 Le mot « cri » est répété souvent dans la partie consacrée au rêve écologique du pape (§ 8, 10, 19, 47, 48, 52, 57). L’Amazonie crie parce qu’elle souffre, parce qu’elle est menacée de disparition au point de vue écologique et humain, parce qu’elle est victime de la consommation de ses ressources.

« Le cri de l’Amazonie parvient à tous car la conquête et l’exploitation des ressources menacent aujourd’hui la capacité-même d’accueil de l’environnement : l’environnement comme ressource met en danger l’environnement comme maison. L’intérêt d’un petit nombre d’entreprises puissantes ne devrait pas être mis au-dessus du bien de l’Amazonie et de l’humanité entière. » (§48)

« Le cri que l’Amazonie fait monter vers le créateur est semblable au cri du peuple de Dieu en Égypte (Ex.3,7). C’est un cri d’esclavage et d’abandon qui appelle la liberté » (§52).

Ce passage de l’Ancien Testament est extrêmement connu et populaire dans toute l’Amérique où est née la théologie de la libération. Dieu entend le cri du peuple et envoie Moïse pour le libérer de l’esclavage. L’option préférentielle pour les pauvres, les petits, les oubliés, invite à les libérer de leur misère et à leur rendre leur dignité d’enfants de Dieu.

 

 4) Inculturer l’Évangile

Voilà un autre mot largement utilisé par le pape dans son rêve ecclésial (§66, 70, 72, 73, 75, 76, 78, 81, 85). C’est un mot inséparable de tout travail missionnaire.

Il en donne une courte définition : « Il s’agit d’encourager et de permettre que l’annonce inlassable de l’Évangile, transmis avec des catégories propres à la culture où il est annoncé, provoque une nouvelle synthèse avec cette culture » (§68).

L’inculturation est inséparable de la mission et du travail missionnaire. Parler une nouvelle langue, traduire un texte biblique pour le faire comprendre, chercher une pédagogie adaptée pour parler aux jeunes, aux enfants, c’est tout un travail d’inculturation en Amazonie comme dans le Tarn. Le pape veut que l’inculturation soit sociale, spirituelle, liturgique et même que la façon de vivre les ministères soit inculturée.

Aux JMJ de Panama, des jeunes de pays amazoniens: drapeaux brésilien (fond vert) et colombien ( bleu-rouge-jaune)

 5) Le « bien vivre »

Voilà un exemple d’expression culturelle amazonienne à prendre en compte pour annoncer l’Évangile. On retrouve l’expression aux §8 et § 71.

« Les peuples autochtones amazoniens expriment la qualité authentique de la vie comme un « bien vivre » qui implique une harmonie personnelle, familiale, communautaire et cosmique ».

Cette expression revient dans les langues et les cultures des peuples d’Amazonie comme dans celles des autres peuples d’Amérique du sud. C’est « Allin kawsay » en quéchua. Ce bien vivre n’est pas l’expression d’une jouissance égoïste de l’existence comme l’on pourrait croire. Il ne s’agit pas d’une vision de consommation mais d’une répartition, d’un partage harmonieux, d’une heureuse sobriété où Dieu est présent.

 

6) Un monde en « cosmovision »

L’allusion au cosmos revient plusieurs fois (§ 41, 71, 73, 74, 81). Là aussi il s’agit d’une vision du monde bien propre aux peuples d’Amazonie comme du continent. « L’existence quotidienne est toujours cosmique » (§41), « Dieu présent dans le cosmos » (§ 73).

L’harmonie de l’univers intègre l’humain dans ses relations multiples avec tout ce qui compose son environnement. La terre mère, la « pacha mama », est créée par Dieu et soutient toute la vie. « Nous sommes eau, air, terre et vie du milieu ambiant créé par Dieu. Par conséquent nous demandons que cessent les mauvais traitements et les destructions de la Mère terre. La terre a du sang et elle saigne, les multinationales ont coupé les veines à notre Mère terre. » (§42)

Cette vision du cosmos pourrait sonner comme une théorie du New Age, de recherche de bien-être et de développement personnel. Elle va bien plus loin en prenant en compte tous les aspects de la vie, notamment son sens social. Elle inclut aussi la relation avec le Christ ressuscité. Le divin et le cosmique s’unissent également dans les sacrements (§81). En Amérique du Sud, chacun vibre avec Dieu au rythme de tout le cosmos. L’univers entier « parle » comme dans les psaumes.

 

 7) Une Église de prophètes

Plus que les dimensions royale ou sacerdotale, c’est la dimension prophétique du baptême qui est d’abord mise en avant par les chrétiens d’Amérique latine. Il n’est pas étonnant que le mot revienne souvent ( § 8, 19, 27, 46, 53). Le prophète est d’abord celui qui dénonce l’injustice des puissants et qui annonce l’amour de Dieu qui relève les pauvres. Le prophète peut être poète (§ 46). Avec le témoignage des martyrs du continent, la voix des prophètes est attendue dans l’Église latino- américaine. Qu’ils soient évêques, religieuses, prêtres ou laïcs, les prophètes du continent ont un grand rôle pour soutenir l’espérance du Royaume.

 

8) La ministérialité

Notre Dame de Colombie (Basilique de l’Annonciation en Terre Sainte)

C’est au § 85 que ce mot apparaît. Quand le pape manque de mots, il en invente profitant de la souplesse de sa langue natale le castillan. « Comment ne pas penser à une inculturation de la manière dont les ministères ecclésiaux se structurent et se vivent ? » (§85)

Le synode et le texte qui en résulte sont au service de la mission d’annonce de l’Évangile. C’est pour cela que le document évoque le désir de rapprocher les communautés de l’Eucharistie, de trouver des façons nouvelles de vivre les services et les ministères de l’Église en donnant en particulier une vraie place aux femmes, sans les confiner à un rôle subalterne, sans les « cléricaliser » non plus (§100). Il souhaite « le développement d’une culture ecclésiale nettement laïque » (§94).

Puisque au début de son exhortation le pape renvoie officiellement au document final du synode, voyons ce que dit celui-ci : « Nous demandons (…) que les femmes formées adéquatement et préparées pour cela puissent recevoir les ministères du Lectorat et de l’Acolytat, parmi d’autres ministères à développer » (§102). « Le diaconat permanent pour les femmes a été demandé » (§103).

En ce qui concerne le ministère presbytéral, le § 111 du document final du synode propose d’« ordonner prêtre des hommes idoines et reconnus par la communauté, qui ont un diaconat permanent fécond et reçoivent une formation adéquate au presbytérat, pouvant avoir une famille légalement constituée et stable, pour soutenir la vie de la communauté chrétienne par la prédication de la Parole et la célébration des sacrements dans les endroits les plus reculés de la région amazonienne. »

Pour ma part, j’ai pu mesurer dans les Andes la difficulté de visiter les différentes communautés difficiles d’accès. Je pense à une en particulier, Tandabamba, où je ne me suis rendu que deux ou trois fois en presque huit ans de présence et où la communauté catholique a petit à petit disparu pour devenir évangélique.

Bien sûr les propositions du synode n’ont pas valeur magistérielle mais elles ouvrent une réflexion.

 

Conclusion

Le cardinal Jorge Bergoglio a été le coordinateur d’un document important pour l’Amérique latine connu comme le document d’Aparecida (2007). Comme il le rappelle (§61), ce document fait suite à ceux de Medellín (1968), de Puebla (1979), de Santo Domingo (1992), tous élaborés par la Conférence des Évêques d’Amérique Latine (CELAM). Il veut signifier par là que depuis déjà longtemps l’Église d’Amérique latine cherche de nouveaux chemins missionnaires.

Avec ce court document supplémentaire du pape François, c’est la théologie sud-américaine qui continue de débarquer à Rome, à la curie (citée au §3 pour dire qu’elle n’est pas la mieux placée pour traiter du problème) mais aussi dans l’Église universelle. Ces idées nouvelles ne demandent qu’à être approfondies, mûries, intégrées davantage à la vie de l’Église universelle. C’est une source d’enrichissement pour tous, dans ce moment où l’Église est conduite.

Jean-Marc Vigroux, 13 mars 2020

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Copyright photos: Lettre d’Amazonie 230/2020; J-M Vigroux; MUE 81