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Eglise et mémoire | conférence de Mgr Jean-Louis Bruguès

1. « Faites cela en mémoire de moi ». Peu de phrases dans le Nouveau Testament offrent le même poids que celle-ci. Elle se trouve répétée en deux endroits, qui tous deux rappellent l’institution de l’Eucharistie (Lc 22, 19 et 1 Co 11, 24-25). Comme en écho, saint Paul répond : « Souviens-toi de Jésus-Christ » (2 Tm 2, 8). Le prêtre répercute l’invitation à chaque messe. Elle laisse deviner qu’il existe un rapport étroit entre l’Eglise et la mémoire. Commémorer appartient au cœur de la mission de l’Eglise.

2. Du temps béni où j’enseignais, mes étudiants me forçaient à préciser chaque fois le sens des mots que j’employais. Vous avez dit mémoire ? Mais qu’est-ce que la mémoire ? Je leur répondais que c’était ce qui nous permettait d’avancer avec une assurance qui se renforçait d’année en année. La mémoire est ce lieu intime où nous déposons les faits de vie, pour les retrouver, au moment opportun, sous forme d’expérience, aussi souvent que nécessaire, afin de rendre plus sûres les décisions à prendre. Nous pourrions l’appeler aussi bien notre malle aux trésors. Elle s’enrichit au fur et à mesure que nous engrangeons des souvenirs et que nous en tirions des leçons. Grâce à elle, plus nous avançons sur notre chemin de vie, plus nous manifestons de l’assurance.

3. Quand j’étais Secrétaire de la Congrégation romaine pour l’Education Catholique, je disais volontiers à ceux qui nous rendaient visite : « Nous pourrions appeler notre maison Ministère de l’avenir. Tous nos services, en effet, universités, écoles et séminaires, s’emploient à faire grandir des jeunes en humanité et en vie chrétienne. Or, ces jeunes représentent le futur, celui de l’Eglise et celui de la société ». Nommé Bibliothécaire et Archiviste de la Sainte Eglise Romaine, je recevais en quelque sorte le Ministère de la mémoire. Le Secrétaire d’Etat avec qui je m’entretins alors souligna qu’il existait un lien entre ces deux services, une inter-dépendance entre passé et avenir. Quel était ce lien ? Est-il si vrai que la mémoire prépare-t-elle l’avenir ? Et comment ?

Identité et confiance

4. Dans son exhortation apostolique Evangelii gaudium, le pape François explique que « La mémoire est une dimension de notre foi que nous pourrions appeler deutéronomique, par analogie avec la mémoire d’Israël. Jésus nous laisse l’eucharistie comme mémoire quotidienne de l’Eglise » (§ 13). Dans l’Ancien Testament, quand Dieu s’adresse à son peuple afin de lui révéler ce qu’il va faire pour lui et, par suite, ce qu’il attendra de lui, il commence rappeler ce qu’il a déjà accompli. Avant de lui donner sa Loi, il se présente en ces termes : « Je suis Yavhé, ton Dieu, qui t’ai fait sortir du pays d’Egypte, de la maison de servitude » (Dt 5, 6). On voit donc que l’acte de mémoire remplit une double fonction.

5. D’une part, la mémoire permet d’accéder à l’identité. Ici, l’identité de Dieu, mais l’observation vaut aussi bien pour les humains : quand une personne éprouve des doutes sur mon identité, je fais appel à sa mémoire ; je lui rappelle des faits passés, ou les circonstances d’une rencontre précédente qui lui permettront de me situer. Le français a d’ailleurs une jolie expression pour lever ce doute, qui n’a d’équivalent dans aucune autre langue : « Vous me remettez ? », demande-t-on à la personne qui semble ne pas se souvenir.

6. D’autre part, l’acte de mémoire fonde la confiance : c’est bien parce que Dieu l’a libéré de la servitude en Egypte que le peuple peut accorder du crédit à ses exigences – ici, obéir à la Loi – et à ses promesses. Là encore, l’observation vaut pour la vie sociale : c’est bien parce que je me rappelle le bien qu’une personne m’a procuré dans le passé que je puis me fier au comportement qu’elle adoptera demain à mon égard.
Identité, confiance : ces deux termes servent de fil conducteur sur notre chemin de vie.

7. La cohésion d’un groupe social, qu’il soit politique ou religieux, et plus encore son avenir, dépend pour une large part du rapport à la mémoire de ses origines.
L’attachement à l’Europe, par exemple, ne sera pas le même selon que l’on se réfère à ses « pères fondateurs », Robert Schuman et Alcide de Gasperi, à ce qu’ils ont voulu créer et à l’esprit dans lequel ils ont conduit les premiers pas, ou bien selon que l’on estime que l’Europe n’a pas besoin de s’interroger sur ses origines, parce qu’elle est une idée à réinventer constamment. A-t-elle des racines dont le souvenir pourrait éclairer les défis du moment ? Ou bien aspire-t-elle simplement à devenir un immense marché sans frontières géographiques, sans passé ni culture ? C’est encore là une question essentielle d’identité.

Souviens-toi de Jésus-Christ

8. Le christianisme, lui, se réfère à Jésus de Nazareth, vrai Dieu et vrai homme, comme à son fondateur. C’est le titre qu’avait choisi le théologien Joseph Ratzinger, devenu le pape Benoît XVI, dans la trilogie parue entre 2007 et 2012. En décembre de cette dernière année, la Fondation Joseph Ratzinger/Benoît XVI avait organisé à Rome un symposium traitant de ce sujet : comment pouvons-nous parvenir à l’image la plus juste et la plus authentique du fondateur ? Les évangiles nous permettent-ils de rejoindre de manière crédible l’homme historique Jésus de Nazareth ? Plus que pour d’autres religions qui n’ont pas de fondateur historiquement repérable, comme l’hindouisme, il est vital pour le christianisme de démontrer sa fidélité à la personne même du Christ, à ce qu’il a dit et fait – ses acta et passa, diraient les théologiens médiévaux -, mais aussi à ses promesses.
Le christianisme pratique ainsi quatre sortes d’actes de mémoire.

9. Il y a ce qu’on pourrait appeler la mémoire des lieux. Le croyant éprouve le besoin de retrouver les lieux mêmes où le Christ a vécu, de respirer le même air que lui, de voir la même lumière, de parcourir les mêmes itinéraires, de toucher des pierres, voire des constructions, qui l’ont sans doute vu passer…
Les évangiles sont étonnamment précis, ainsi que le relève l’historien Jean-Christian Petitfils , qui mentionnent là un village, ou un quartier de Jérusalem, ailleurs une montagne ou les rives d’un fleuve où Jésus s’est rendu pour y prêcher, accomplir des miracles ou prier. Dans son livre, La Galilée, Pierre Loti, dont j’ai eu le plaisir de visiter la maison à Valparaiso, chante la douceur des paysages connus du Christ ; il y entendait le chalumeau des chevriers qui ne devait pas avoir changé depuis les siècles passés.
Un tel désir de la part du croyant appartient à ce que l’on pourrait appeler la stratégie amoureuse : lorsque l’être aimé nous a quittés, n’éprouvons-nous pas le besoin de retrouver les lieux et les choses qui nous parlent encore de lui, malgré l’absence ?

10. Par extension, la mémoire chrétienne – la mémoire catholique ou la mémoire orthodoxe, car il n’en va pas de même pour la mémoire protestante – recherche un contact qu’il faut bien qualifier de physique avec ceux qui ont connu de près le Christ. Appelons cette seconde sorte : mémoire de la proximité. Se rapprocher de ceux qui l’ont approché, soit parce qu’ils étaient ses contemporains, comme Marie, sa mère, et ses disciples, soit parce que leur sainteté en avait fait des images particulières, et particulièrement émouvantes, de la sainteté du Christ, revient à se rendre proche du Christ lui-même.

11. Ainsi s’explique le phénomène des pèlerinages qui fait du christianisme une religion bien charnelle dans laquelle le croyant éprouve le besoin de toucher pour être lui-même touché. Certes, le pèlerinage en tant que tel n’est pas propre à cette religion : il suffirait de citer La Mecque ou Bénarès. Dans ces cas-là, on vient accomplir un précepte, réaliser un vœu ou demander une faveur, comme, par exemple, une guérison. Ces motivations ne sont pas inconnues de la pratique chrétienne, mais il y a d’abord chez elle la volonté de rejoindre le fondateur à travers quelqu’un qui a mis son existence au diapason de celle du Christ : la Sainte Vierge, bien sûr, à Lourdes, Lorette ou Guadalupe, les Apôtres qui ont suivi le Maître jusqu’à la mort, à Rome ou Saint-Jacques de Compostelle, pour ne parler que des sites les plus fréquentés.

12. Le troisième acte de mémoire est quelque peu stupéfiant pour l’esprit moderne. L’Eglise est appelée Corps du Christ (LG 7). Lorsqu’elle rappelle les actes et les paroles de son auteur, elle ne recherche pas seulement une fidélité littéraire, ou une exactitude historique, comme il en irait pour tout personnage du passé ; elle prétend signifier ce que le Vivant continue à dire et à faire encore aujourd’hui. Elle s’attache à rendre le Christ présent parmi les hommes de tous les temps et de toutes les civilisations. Telle est la mission essentielle de l’Eglise pérégrinante. La sacramentalité représente son essence même : un sacrement transmet la vie même du Christ ressuscité, en effet, et rend celui qui le reçoit participant de sa propre nature ; il est source de grâce. On est en droit de parler alors de mémoire sacramentelle.
Des théologiens ont vu en la mémoire quelque chose de divin. Saint Augustin, par exemple, en fait une faculté humaine à part entière, distincte de l’intellect et de la volonté, mais à égalité avec elles. Il y voyait la trace la plus significative de la création de l’homme à l’image de Dieu.

Un jardin dans la poche

13. La préoccupation du souvenir explique le soin avec lequel le christianisme a conservé les écrits qui traitent du Christ en son passage parmi les hommes, et de l’Eglise envoyée en mission. On pourrait parler enfin de la mémoire des écrits. Qu’il soit permis à l’Archiviste-Bibliothécaire du Vatican de s’étendre quelque peu sur cette dernière sorte de mémoire, en sachant toutefois que son importance n’excède pas celle des trois premières.
Dès les premiers temps de l’Eglise de Rome, les papes ont pris l’habitude de garder dans leur scrinium (archives) personnel les gesta martyrum, les codex liturgiques les mémoires de consécrations épiscopales, les donations faites à leur Eglise. L’exigence de garder ces documents était née de la nécessité de transmettre les premiers pas de l’Eglise naissante. Ces documents s’enrichirent au fur et à mesure que se déployait le rôle du Pontife romain, comme chef d’Etat entretenant des relations diplomatiques avec de nombreux pays, et surtout comme chef d’une Eglise qui se faisait de plus en plus universelle.
Il faut attendre le pape Paul V, en 1611-1612, pour que les divers fonds existants soient regroupés dans ce qui est aujourd’hui l’Archive Secrète du Vatican. L’appellation a fait fantasmer des romanciers qui, comme Dan Brown, n’ont jamais mis les pieds dans la maison, mais ont exploré, avec le succès populaire et financier que l’on sait, l’idée loufoque du complot et des secrets planétaires que l’Eglise voudrait dissimuler à tout prix. La réalité est plus prosaïque – et moins romanesque. Du latin secretum, le terme « Secret » signifie tout simplement que l’archive se trouve à la disposition du Pape, à la fois pasteur et chef d’Etat. Avec ses 87 km de rayonnages et ses millions de documents, dont tous ne sont pas encore répertoriés, les Archives Secrètes du Vatican sont devenues les plus riches du monde.

14. Quand le pape Benoît XVI me nomma au poste qui est le mien actuellement, il me confia qu’il aurait rêvé de l’occuper lui-même s’il n’avait été élu au siège de Pierre. Il ajouta : « Je vous confie les trésors de l’Eglise ». Le terme peut étonner : les vrais trésors de l’Eglise sont d’abord les saints, les sacrements ou éventuellement les pauvres. Il est pourtant justifié. L’écrivain latin Térence disait que « Rien de ce qui est humain ne m’est étranger ». Ceci est encore plus vrai pour l’Eglise : en ses multiples nuances, l’humain lui parle de Dieu, parce que l’humanité a été créée à l’image de Dieu. On peut alors voir dans notre Bibliothèque la mémoire, non seulement de l’Eglise, mais de l’humanisme tout court. Dans la prestigieuse salle sixtine, les grandes bibliothèques de l’humanité sont placées en vis-à-vis des conciles œcuméniques, illustrant ainsi le dialogue nécessaire entre la foi et la raison, le besoin que chacune attend de l’autre pour progresser en son propre domaine.
La Bibliothèque Apostolique Vaticane vit le jour un peu avant 1450, fondée par le pape Nicolas V, qui avait déjà travaillé à la naissance de la première bibliothèque « moderne » au couvent dominicain de Saint-Marc de Florence (où se trouvent les merveilleuses fresques de Fra Angelico). Le pape commanda l’acquisition de livres sur les marchés d’Orient et d’Occident ; il envoya ses hommes de confiance jusque dans des contrées les plus reculées afin de recueillir les œuvres les plus représentatives du génie humain. Les acquisitions se maintinrent depuis lors à des rythmes variables, mais sans interruption.

15. La Vaticane est ainsi un trésor pour l’Eglise et l’humanité entière. De par la volonté de son fondateur, elle est humaniste parce qu’elle cherche à rassembler le meilleur de la culture humaine pour le mettre à la disposition des chercheurs venus du monde entier, sans distinction de religion. Ce n’est donc pas une bibliothèque ecclésiastique, comme on peut en trouver dans les séminaires ou les facultés de théologie, même si les ouvrages de théologie, de philosophie et de droit canon y abondent. Ce n’est pas non plus une bibliothèque nationale. Ses fonds les plus riches, répartis sur 54 km de rayonnages, sont ceux de la Bible et des manuscrits anciens, de la science, de la médecine, des mathématiques et de l’astronomie, de l’histoire et de l’art (surtout musique et dessins), sans oublier l’une des plus riches collections de médailles.
Notre BAV s’enorgueillit de posséder, outre le fameux Codex Vaticanus qui est le plus ancien manuscrit complet de la Bible en grec (présent dès la fin du XVe siècle), le papyrus Bodmer XIV-XV, d’acquisition récente, qui conserve la fin de l’Evangile de Luc et le début de l’Evangile de Jean (entre 180 et 220). Il n’est pas si rare de mettre à jour des textes dont on ignorait complètement l’existence. C’est ainsi qu’ont été redécouverts à une époque récente le Livre VI de La République de Cicéron, le manuscrit autographe de l’Athéisme triomphant de Thomas Campanella, ou encore l’unique manuscrit de l’Ethique de Spinoza.

16. L’histoire des bibliothèques n’a rien d’un long fleuve tranquille. La conservation des écrits se heurte à des difficultés redoutables. Certaines sont liés à des problèmes techniques, d’autres relèvent des malheurs de l’Histoire : incendies, dispersion, destructions volontaires…
Lorsqu’il voulut atteindre l’âme polonaise, Hitler donna l’ordre d’écraser la bibliothèque de Varsovie. Comme bibliothécaire, j’avais été invité par le gouvernement serbe pour signer à Belgrade un accord entre la Bibliothèque Apostolique et la Bibliothèque Nationale de Serbie. Mes interlocuteurs racontèrent avec émotion comment les bombes allemandes de 1941 provoquèrent un feu long de sept jours qui réduisit cette dernière en cendres. Ils me demandèrent de rechercher des manuscrits anciens qui leur auraient permis de reconstituer quelque chose du puzzle de leur mémoire disparue. La France n’a pas été en reste dans la barbarie. Maître de Rome, Napoléon donna l’ordre d’envoyer à Paris les archives et une bonne partie de la bibliothèque du Vatican, avant que le Congrès de Vienne n’en ordonnât le rapatriement… Bibliothèques et archives sont ainsi devenues des symboles de l’identité sociale exposées, à ce titre, aux conflits de nature idéologique.

17. Moins meurtriers, mais également ravageurs, des conflits internes endeuillent régulièrement la mission humaniste de notre Eglise. Un certain romantisme de la pauvreté la pousse, de manière récurrente, à se débarrasser de ces « signes de richesse et de pouvoir ». Son histoire est ainsi jalonnée de manifestations anti-intellectuelles ou anti-humanistes qui proposent de faire simple, et de délaisser l’inutile fardeau de la culture, comme si celle-ci était devenue un obstacle pour la foi. « A quoi bon savoir tout cela, me demanda un jour une personne auprès de qui j’évoquais la richesse de la culture chrétienne ? Il suffit d’avoir la foi, et la foi est faite pour les gens simples ! » : je restai sans parole.

18. Il existe pourtant dans notre Eglise, depuis ses origines, un vrai amour des livres et des archives. Brigitte de Suède disait : « Un livre est comme un jardin que l’on peut mettre dans sa poche ». Toutefois, il serait erroné, comme on le fait trop souvent de nos jours, de présenter le christianisme comme une « religion du livre », à l’instar de l’Islam. Le livre, chez nous, n’est qu’un support qui vise à ouvrir l’esprit et le cœur à l’œuvre de l’Esprit Saint. En elle-même, la lettre tue ; l’Esprit seul fait vivre (2 Co 3, 6).

19. Quel est l’avenir du livre ? La question se pose depuis que l’informatique donne accès à toutes les informations du monde. Alors que dans le métro parisien, on trouve encore des voyageurs lisant un journal ou un roman, rien de tel dans celui de Séoul, où chacun s’absorbe dans sa tablette ou son portable. Je vois bien les immenses avantages apportés par la numérisation : mieux conserver ce que le temps risque de corrompre. Grâce à la générosité d’une grosse firme japonaise, notre BAV a d’ailleurs commencé à appliquer cette technologie à son fonds de manuscrits anciens. Le livre est-il condamné à disparaître pour autant ? Je n’ose le croire car un livre peut devenir un ami jusque dans son « corps », son odeur, sa texture, sa forme et sa patine, la place qu’il occupe dans notre bibliothèque, dans notre cœur enfin. Nous avons la chance en ce moment même de pouvoir acquérir un magnifique volume sur la cathédrale d’Albi qui s’insère dans la collection des cathédrales de France. Je reste persuadé qu’un livre nous permet d’accéder, mieux que n’importe quel autre support technique, à ce que j’appellerai l’âme des choses parce qu’il ne fixe aucune limite à la durée de notre observation – je devrai dire dans le cas présent : de notre contemplation. Comme l’exprime Carlos Ruiz Zafon dans un roman particulièrement puissant : « Chaque livre, chaque volume que tu vois, a une âme. L’âme de celui qui l’a écrit, et l’âme de celui qui l’ont lu, ont vécu et rêvé avec lui. Chaque fois qu’un livre change de mains, que quelqu’un promène son regard sur ses pages, son esprit grandit et devient plus fort » .

« Je suis expert en humanité »

20. L’Eglise est la plus vieille institution continue de l’humanité, plus vieille que les Etats, plus vieille que les universités. Déjà présente en Israël (Lumen gentium, 9), elle a traversé des civilisations maintenant englouties dans les oubliettes de l’Histoire dont elle a conservé, en de nombreux cas, une bonne partie du patrimoine moral, de cet immense effort des hommes de bonne volonté pour mener une vie plus heureuse dans une Cité plus juste. La mémoire de l’Eglise est ainsi devenue la mémoire d’une bonne partie de l’humanité. En ce sens, la mémoire, même chrétienne, n’appartient pas à la seule l’Eglise qui ne saurait se comporter comme si elle en était le propriétaire, décidant arbitrairement de garder ceci et de rejeter cela. Il ne lui appartient pas, sous peine de trahir sa mission, de dilapider ou de perdre ce patrimoine. Au contraire, il lui est imposé de veiller scrupuleusement sur ce dépôt qui, sans être celui de la foi, n’en est pas moins précieux.

21. A ce titre, l’Eglise est appelé à jouer un rôle décisif dans le progrès moral de l’humanité. Tout progrès, en effet, exige une conscience vive et intègre du patrimoine. Même dans les sociétés sécularisées, et d’une certaine manière surtout chez elles, puisqu’elles sont tellement enclines à gommer le passé, l’Eglise est devenue la gardienne de la mémoire. Par-delà la diversité de leurs opinions et de leurs croyances, même s’ils ne partagent pas la foi chrétienne, et même s’ils s’opposent à elle, nos contemporains interrogent en l’Eglise leur propre mémoire. La majorité n’attend plus d’elle, comme aux temps de la chrétienté, des normes et des prescriptions ; elle lui réclame l’énoncé des valeurs fondamentales qui, à travers la diversité des cultures, témoignent d’un effort commun vers ce qui est « bel et bon ».

22. On commettrait un contre-sens si on en venait à réduire cette vigilance à celle d’un gardien de musée. L’Eglise conserve, certes, mais pour sauver. Sa vigilance est celle d’un prophète. Paraissant pour la première fois à la tribune des Nations-Unies, en 1965, le pape PAUL VI déclina ainsi son identité : « Mon nom est Pierre ; je suis expert en humanité ». Le rôle de l’Eglise est de veiller et de réveiller. Assistée par l’Esprit-Saint, elle voit loin très loin même : elle éclaire sur ce qu’il faudrait appeler « la profondeur des enjeux ».

23. Cette mission prophétique ne manque pas de mettre l’Eglise en conflit avec une certaine modernité pour qui l’Histoire n’apporte aucune réponse aux questions du moment. Cette modernité toutefois n’est pas exempte de contradiction. En sa dimension technique, elle accorde le plus grand soin à la conservation des données, ce qui est une manière de se référer à la mémoire ; elle sait bien qu’« On ne réinvente pas la roue à chaque génération ». En revanche, pour les questions liées à l’anthropologie, à la philosophie, à l’éthique, à l’art de vivre, cette même modernité estime qu’elle ne doit rien attendre des leçons des Anciens. A temps nouveaux, solutions nouvelles ! De fait l’enseignement scolaire laisse une place de plus en plus réduite aux sciences de la mémoire, au profit des matières scientifiques.

24. Celui qui a perdu sa mémoire, a perdu son identité et devient incapable de se conduire. L’amnésique n’a pas de futur. L’observation vaut pour les individus chez qui l’effacement de la mémoire est analysé comme une pathologie, comme dans le cas de la maladie d’Alzheimer. Elle vaut aussi bien pour les collectivités. Les nations modernes multiplient les anniversaires et instituent des “fêtes mémorielles”. On peut douter cependant de leur efficacité tant que les générations plus jeunes ne se trouveront pas sensibilisées et initiées à la richesse d’un passé commun. En ce sens, la crise de 1968 peut être interprétée comme une crise de la mémoire : pour la première fois dans l’Histoire moderne, une génération a décidé de faire table rase du passé. Lucidement, volontairement, elle a choisi de ne pas transmettre.

Or, celui qui oublie son passé est condamné à le répéter. « Chi non ricorda, non vive », assurait l’anthropologue Giorgio Pasquale.

Conférence donnée à Albi le 14 novembre 2015
Par Monseigneur Jean-Louis Bruguès, op.
Archiviste et bibliothécaire de la Sainte Église romaine, depuis 2012

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