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Le choral « Herzlich tut mich verlangen » dans l’œuvre de Bach

Sur la mélodie du choral Herzlich tut mich verlangen de Jean-Sébastien Bach est chanté Mystère du Calvaire (H 44), cantique bien connu pour la Semaine sainte :

À ma connaissance, la mélodie de ce choral se retrouve quinze fois dans l’œuvre de Jean-Sébastien Bach :

  • 5 fois dans la Passion selon saint Matthieu.
  • 2 fois dans l’Oratorio de Noël (1ère et 6e cantate : jour de Noël et Épiphanie).
  • 2 fois dans la Cantate BWV 135 (3e dimanche après la Trinité)
  • 1 fois dans la Cantate BWV 153 (Circoncision ; 2 janvier).
  • 1 fois dans la Cantate BWV 159 (Dimanche Estomihi) créée quelques semaines avant la Passion selon saint Matthieu.
  • 2 fois dans la Cantate BWV 161 (16e dimanche après la Trinité et utilisée aussi pour la Purification).
  • 1 version pour orgue (BWV 727), qui ne fait pas partie des quatre recueils pour orgue que sont l’Orgelbüchlein, la Clavierübung III, les chorals Schübler et les 18 chorals de l’Autographe de Leipzig.
  • 2 chorals ne faisant pas partie d’œuvre de grande envergure mais qui se trouvent dans le recueil des 389 Choralgesänge.

 

En résumé, sur quinze utilisations de ce choral par Bach :

  • 1 seule fois pour orgue seul
  • 14 fois pour (ou avec) voix (diverses formules)
  • 1 tiers des utilisations se trouvent dans la Passion selon saint Matthieu (aucune dans celle selon saint Jean)
  • Il est intéressant aussi de remarquer que ce choral se rencontre relativement souvent dans la période de Noël (deux fois dans l’Oratorio et dans deux cantates pour ce temps liturgique).

Aux sources de ce thème

Mais ce thème phare de la Passion selon saint Matthieu est à l’origine une chanson d’amour profane allemande : Mein Gemüth ist verwirret («Mon cœur est troublé, c’est l’œuvre d’une jeune fille…») de Hans Leo Hassler (1601). Très populaire, la mélodie est utilisée une première fois par le poète Christoph Knoll en 1627 pour son cantique Herzlich tut mich verlangen (« Ardemment, j’aspire à une fin heureuse »). Sur la même mélodie, Johann Crüger y colle un cantique de Georg Werner Ihr Christen auserkonen (« Vous, chrétiens élus ») – deux strophes utilisés dans l’Oratorio de Noël.

En 1656, Johann Crüger utilise encore ce même thème pour O Haupt voll Blut und Wunden (O visage couvert de sang et de plaies…), une adaptation par Paul Gerhardt du Salve, Caput cruentatum, œuvre d’un cistercien du XIIIe siècle.

Il faut noter que jusqu’au XIIe siècle, on n’adorait le Messie que dans la gloire du roi des rois. Adorer l’Homme de douleur, le Crucifié fut une réelle nouveauté.

Enfin, un autre cantique de Paul Gerhardt – Befiehl du deine Wege («Confie ton chemin…») – fut adapté à cette même mélodie. Ce qui fait en tout 4 textes religieux différents portés par une même musique.

Que faut-il conclure de tout cela ?

D’abord qu’il n’y a pas de musique profane et de musique sacrée en elle-même. Un chant d’amour courtois est devenu un leitmotiv de la Passion selon saint Matthieu.

Remarquons ensuite que, durant le temps de Noël, ce choral est utilisé à deux reprises pour illustrer la Fuite en Égypte : dans la Cantate 153 et dans l’Oratorio de Noël (le grandiose final de l’œuvre).

Sur les cinq occurrences de la Passion, il apparaît là aussi à deux reprises lorsqu’il est question du Roi des juifs : quand Pilate demande à Jésus s’il est le Roi des Juifs et quand les soldats se moquent du Roi des Juifs (Cf. ci-dessous les différentes paroles du choral).

On peut voir aussi le parallèle mort du Christ/ma propre mort. Nous avons été baptisés dans la mort du Christ pour ressusciter avec lui (Cf. les paroles qui accompagnent la mort du Christ). Parallèle renforcé par ce que j’appellerais la garde réciproque qui transparaît dans ce choral. Certes, le Christ nous garde, mais c’est dans nos cœurs qu’il veut habiter (Cf. les paroles de l’aria d’alto dans la cantate 159 : C’est en moi que tu dois trouver ton tombeau).

En les replaçant dans leur contexte pour en atténuer le côté macabre, j’y vois une responsabilité mutuelle qui me rappelle l’exégèse du psaume 90 (91) développée par le Père Benoît Standaert (o.s.b.) dans un de ses cours d’exégèse : Puisqu’il s’attache à moi je le délivrerai. Qui parle de qui ? C’est peut-être Dieu qui parle de son fidèle serviteur. Mais comme il n’y a pas de guillemets dans le texte hébreu, cela peut être aussi le serviteur qui parle de Dieu. De fait, dans la Passion selon Matthieu, les disciples étaient absents lors de la mort de Jésus. Encadrer le récitatif relatant l’annonce du reniement de Pierre par ce choral – il s’agit des deux premiers emplois dans cette œuvre – avec la même harmonisation, la seconde fois un demi-ton plus bas que la première, puis le reprendre – dans une autre harmonisation – juste après la mort de Jésus n’est pas anodin, surtout si on compare le texte des trois strophes utilisés.

Enfin, il faut aller lire la dernière strophe de la cantate 161 pour voir apparaître que la Résurrection n’est pas loin de la Croix – et la réciproque est vraie !

Bach réserve donc ce choral pour des moments précis qui ne doivent rien au hasard. Et la disparité des évocations de ce choral, suivant les paroles dont il est porteur, est peut-être la raison pour laquelle il a très peu été exploité par Bach pour orgue seul. Lorsqu’il écrivait de la musique liturgique, même pour orgue – donc sans faire entendre des paroles, du moins explicitement -, Bach œuvrait autant en prédicateur ou en théologien qu’en musicien ; ceci est flagrant tout au long des quatre grands recueils mentionnés au début de cet article. De ce fait, sur une musique porteuse de tant de textes variés, comment un auditeur pourrait-il percevoir sans hésiter quel message le compositeur souhaite transmettre ?

Soulignons que le mode de mi dans lequel est écrit ce choral rend possible une harmonisation en majeur comme en mineur ; l’éclatant final de l’Oratorio de Noël est tout aussi crédible que la mélancolique version pour orgue.

A contrario, en y joignant un texte précis, les auditeurs – et les interprètes ! – ne peuvent s’empêcher de penser à toutes les autres paroles. Il apparaît ainsi que les différents temps liturgiques ne trouvent leur véritable sens qu’en lien les uns avec les autres, et il en va de même pour les atmosphères aux antipodes les unes des autres qui les caractérisent.

Frère Sébastien-Jean (o.s.b.)

* * *

Note importante :

D’autres mélodies de choral ont certes servi de support à plusieurs textes différents. C’est le cas par exemple pour Vater unser im Himmelreich (Notre Père) sur lequel est aussi chanté Nimm von uns, Herr, du treuer Gott (Écarte de nous, Seigneur, Dieu fidèle) ou encore pour Allein Gott in der Höh sei Ehr (À Dieu seul soit la plus haute gloire) sur lequel est aussi chanté Der Herr ist mein getreuer Hirt (Le Seigneur est mon bon berger).

Mais dans le cas de Herzlich tut mich verlangen le lien immédiat avec une œuvre – la Passion selon saint Matthieu – et donc un temps liturgique – la Semaine sainte – est bien plus marqué que dans d’autres exemples dont la mélodie est moins connue ou moins évocatrice.

Or, et c’est cela que j’ai souhaité rappeler dans cet article, la mélodie de Herzlich tut mich verlangen joue un rôle très important dans d’autres œuvres de Bach que la Passion, notamment dans l’Oratorio de Noël ; ce n’est sûrement pas fortuit.

Le choix d’utiliser cette mélodie de choral et pas une autre est donc un exemple parmi tant d’autres du souci du compositeur de transcrire en musique des enseignements théologiques et liturgiques.

 

Traduction des paroles sur lesquelles est chanté ce choral dans l’œuvre de J.-S. Bach

 

Oratorio de Noël (1734-1735)

1er choral (Cantate n°1) :

Comment puis-je t’accueillir ? / Comment devrai-je t’approcher ?
O Toi que le monde entier attend, / O Toi, joyau de mon âme !
Jésus, mon Jésus ! Viens / Toi-même m’apporter la lumière
Afin que je puisse apprendre et savoir / Comment faire pour te plaire.

 

Chœur final (Cantate n°6) :

A présent êtes vous tous vengés / De la horde de vos ennemis,
Car le Christ a brisé / Le mal qui s’opposait à vous.
La mort et le diable, le péché, l’Enfer, / ont perdu tout pouvoir ;
Le genre humain / A sa place auprès de Dieu.

***

Passion selon saint Matthieu (1728-1736)

1er version (Je frapperai le Pasteur… en Galilée…) :

Connais-moi, ô mon gardien ! / Reçois-moi, ô mon berger !
De toi, source de tout bien / Tout bienfait m’est venu.
Ta bouche m’a rassasié de lait / Tu m’as comblé de toute nourriture
Ton esprit, de mainte joie céleste / M’a gratifié.

 

2ème version (Tous les disciples aussi en dire autant…) :

Près de toi je veux me tenir, / Ne me dédaigne pas !
De toi je ne veux m’éloigner, / Quand ton cœur se brisera.
Quand ton cœur pâlira / Au dernier coup de la mort,
Alors je te tiendrai / Dans mes bras et sur mon sein.

 

3ème version (Es-tu le Roi des Juifsétonné…) :

Confie ta route /Et ce qui blesse ton cœur
A celui / Qui gouverne les cieux.
Celui qui aux vents, à l’air et aux nuées / Donne leur route, leurs cours et leur chemin,
Celui-là trouvera pour toi / Des sentiers où placer ton pied.

 

4ème version (Salut, Roi des Juifs) :

O tête sanglante et blessée, / Douloureuse et pitoyable !
O tête serrée par dérision / D’une couronne d’épines !
O tête jadis adornée / De la plus resplendissante gloire,
Maintenant portée au pinacle de l’infamie, / Je te salue !

Noble face, / Devant qui tremblent
Les puissants de la terre, / Te voilà souillée de crachats !
Combien tu es pâle ! / Qui a mis telle détresse
En tes yeux, / Que nul éclat ne les anime plus ?

 

5ème version (Et il rendit l’Esprit…) :

Quand un jour il me faudra partir / Ne me quitte pas !
Quand il me faudra la mort souffrir / Montre-toi !
Quand les suprêmes terreurs / Le cœur m’enserreront
Alors arrache-moi à mon angoisse / Par ton angoisse et ta souffrance.

 

***

 

BWV 135 (3ème dimanche après la Trinité) (1724)

Chœur d’ouverture (Chant à la basse):

O Seigneur, le pauvre que je suis, / Ne le châtie pas dans ton courroux, /
Apaise donc ta violente colère, / Sinon ma perte est prononcée.
O Seigneur, veuille me pardonner / Mes péchés et m’être miséricordieux
Afin que je puisse connaître la vie éternelle / Et échapper aux tourments de l’enfer.

Choral final :

Gloire soit rendue jusqu’au trône des cieux, / Avec les plus hauts honneurs et louanges,
Au Père et au Fils / Et pareillement
Au Saint-Esprit / Dans les siècles des siècles.
Qu’il veuille nous accorder, à tous que nous sommes, / La félicité éternelle.

***

BWV 153 (Circoncision) (1724)

Choral (au milieu de la cantate) :

Et même si les démons / Voulaient s’acharner contre toi,
Dieu, il n’y a pas de doute, / Ne reculera pas ;
Ce qu’il s’est proposé. / Ce qu’il veut obtenir.
Doit enfin parvenir / A son but et à ses fins.

***

BWV 159 (Estomihi) (1728)

Air et choral (Texte = 2e occurrence de la Passion selon Mt) (Soprano sur l’aria d’alto) :

Près de toi je veux me tenir, / Ne me dédaigne pas !
De toi je ne veux m’éloigner, / Quand ton cœur se brisera.
Quand ton cœur pâlira / Au dernier coup de la mort,
Alors je te tiendrai / Dans mes bras et sur mon sein.

Paroles de l’alto :

Je te suis, / Sous les crachats, au milieu des outrages
Sur la croix je veux encore t’embrasser
Je ne te laisse pas sortir de mon cœur
Et quand enfin il te faudra partir
En moi tu dois trouver ton tombeau.

***

BWV 161 (16e dimanche après la Trinité et aussi pour la Purification) (1715)

Air d’ouverture (Choral à une partie instrumentale) :

Viens, douce heure de la mort, / Afin que mon âme
Se nourrisse de miel / De la bouche du lion ;
Adoucis mon départ, / Ne tarde pas,
Ultime lumière, / Afin que je puisse embrasser mon Sauveur.

 

Choral final (Avec un contre-chant de flûtes à bec) :

Rendu à la terre, le corps / Sera certes rongé par les vers,
Mais il est destiné à ressusciter ; / Splendidement transfiguré par le Christ.
Il brillera comme le soleil / Et vivra sans tourment
Dans les joies et les délices célestes. / Que m’importe donc la mort ?

***

 

Petite bibliographie

Jacques CHAILLEY, Les chorals pour orgue de J.-S. Bach, Paris, Alphonse Leduc, 1974.

Jean-Denis KRAEGE, “La théologie de Jean-Sébastien BACH”, dans Études théologiques et religieuses 1985/4, pp. 553-572.

Gilles CANTAGREL, Le moulin et la rivière ; Air et variations sur Bach, Paris, Fayard, 1998.

Philippe CHARRU & Christoph THEOBALD, Johann Sebastian Bach, interprète des Évangiles de la Passion, Collection MusicologieS, Paris, Vrin, 2016.

Et les enregistrements des œuvres citées avec les livrets qui les accompagnent…