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Le Clavier bien tempéré : une philosophie, un exercice spirituel

Pythagore (IVe siècle avant J.-C.) est surtout connu en tant que philosophe et mathématicien, mais il fut aussi un musicien de génie puisque, selon la tradition, il a été le premier à noter sous la forme d’équations le rapport des intervalles musicaux. “Le nombre est le principe et la source de toute chose” avait-il l’habitude de dire. Alors qu’il entendait travailler des forgerons, il aurait reconnu les intervalles dits justes (la quarte, la quinte et l’octave). Supposant que la hauteur du son dépendait du poids des enclumes, il vérifia cette hypothèse en appliquant le rapport du poids des enclumes à la longueur des cordes d’un instrument de musique. De fait, en divisant la longueur des cordes selon le rapport de poids des enclumes, Pythagore reproduisit les mêmes intervalles musicaux, posant ainsi les fondements de la théorie musicale occidentale : la gamme de Pythagore était née.

Mais au XVIIIe siècle, Jean-Sébastien Bach, en écrivant les deux livres du Clavier bien tempéré, obligea les clavecinistes à modifier quelque peu le rapport des sons dans la gamme musicale. Car la gamme de Pythagore est basée sur des quartes, des quintes et des octaves parfaitement justes, mais pour pouvoir jouer des pièces musicales dans les 24 tonalités – 12 majeures et 12 mineures, chaque note de la gamme chromatique pouvant être une note tonique – sans avoir besoin d’accorder à nouveau un clavecin entre ces pièces, la distance entre chacun des demi-tons doit exactement être la même. Pour cela, les quartes, les quintes et les octaves doivent être légèrement fausses, sinon certaines pièces musicales sonneraient vraiment faux à l’oreille. Or, pérenniser un tel accordage de l’instrument – un tempérament égal – est l’un des buts du Clavier bien tempéré, puisque chacun des deux livres est un recueil de 24 préludes et fugues : un prélude et une fugue par tonalité. C’est aussi la raison pour laquelle certaines orgues anciennes accordées selon un tempérament inégal – c’est-à-dire d’après le système de Pythagore – sont inutilisables dans certaines tonalités. Il reste que les rapports acoustiques de Pythagore, s’ils ne sont plus aujourd’hui utilisés par les musiciens (sauf quelques spécialistes de musique ancienne), restent valables sur le plan purement scientifique.

 

Écouter Pierre Hantai au clavecin nous interpréter quelques pièces du Clavier bien tempéré

 

Quel rapport avec la philosophie et les exercices spirituels ? D’abord, il faut entendre ces termes dans le sens que leur donne Pierre Hadot dans son ouvrage Exercices spirituels et philosophie antique (aux éditions Albin Michel). Ils désignent un travail à effectuer sur soi pour mieux appréhender la vie. Les retraites ignaciennes et les abstractions métaphysiques ne sont pas ici de mise, tout du moins pas obligatoirement. Le Clavier bien tempéré, parce qu’il invite à l’exploration de toutes les tonalités, invite à un voyage initiatique qui demande un certain effort personnel, donc un travail sur soi. Effort inutile diront certains. Car pourquoi étudier des pièces qui ont plus de quatre altérations à la clef, alors qu’ils s’en trouvent de tout aussi belles avec seulement une, deux ou trois, voire même aucune ? Je réponds : mais simplement parce que c’est possible ! Une vie qui se cantonne dans la routine et la facilité est bien moins exaltante qu’une vie qui part à la découverte, à l’aventure. Et l’art, par essence, se doit d’être explorateur, d’être aventurier. Qui plus est, l’interprète familier du Clavier bien tempéré découvrira bien vite que la difficulté des pièces ne dépend pas forcément du nombre d’altérations qui se trouvent à la clef. En s’obligeant à travailler, sinon l’intégralité, du moins la plupart des pièces de ces deux recueils, l’instrumentiste gagnera en confiance et en aisance lorsqu’il devra aborder – où qu’il aura à transposer – d’autres œuvres dans des tonalités réputées difficiles.

Mais ce n’est seulement du point de vue de la technique instrumentale que ces deux livres sont intéressants. Ils le sont aussi du point de vue de la composition.

Rappelons que 24 x 2 = 48. Il y a donc 48 préludes et 48 fugues.

Qu’est-ce qu’un prélude ? Une forme musicale libre, une forme dont le plan n’est pas préalablement défini.

Qu’est-ce qu’une fugue ? Une forme musicale qui obéit à un plan bien déterminé que l’on peut résumer ainsi : Exposition du sujet et du (ou des) contre-sujet(s) – Divertissement – Contre-exposition – Divertissement – Exposition au relatif – Divertissement – Promenade dans les tons voisins – Strette(s) – Conclusion (ou coda) sur pédale de tonique.

Or que fait Bach tout au long de ces pages ? Il met de l’ordre dans ce qui n’en a pas, car chacun des 48 préludes est structuré. Et dans le même temps, il met de la fantaisie, de l’originalité, dans ce qui est rigidement structuré, car sur les 48 fugues, aucune ne suit rigoureusement le plan donné ci-dessus.

En effet, dans les préludes, que propose Bach comme forme ? Sans entrer dans les détails – ce qui demanderait des développements qui dépasseraient le cadre de ce court article – on mentionnera simplement :

  • Une suite d’arpèges, comme le célèbre prélude en Do Majeur qui ouvre le 1er
  • Une invention à deux voix (prélude en FA Majeur du 1er livre) ou une sinfonia à trois voix (LA Majeur du 1er livre ou si b mineur du 2nd).
  • Une quasi forme sonate, comme le prélude en fa mineur du 2nd
  • Une toccata, comme celui en SI b Majeur du 1er
  • Diverses formes polyphoniques plus ou moins définies, comme dans le prélude en do # mineur du 1er livre ou celui en Do Majeur qui ouvre le 2nd.

En ce qui concerne les fugues, rappelons d’abord ce qu’écrit Luc-André Marcel dans son livre Bach (Collection « Microcosme – Solfège (n° 19) », aux éditions du Seuil, 1961, p. 95) : « Il n’est pas de professeur qui ne se soit amusé à dire à ses élèves que Bach n’aurait jamais eu son prix de fugue à cause des «  irrégularités » contrapuntiques, harmoniques et formelles qu’elles comportent ». Cet auteur renvoie néanmoins au Traité de la fugue d’école de Charles Koechlin pour une analyse détaillée de ces irrégularités qui montre le bien-fondé de celles-ci.

D’autant que Marcel Bitsch et Jean Bonfils, dans leur livre La fugue (aux éditions Combre, 1993), soulignent que : « Les théoriciens de la Renaissance ont fixé les règles de l’écriture contrapuntique, non le cadre de la fugue considéré par eux comme libre. Ce sont les théoriciens du XVIIIème siècle, relayés par ceux du XIXème qui ont cru pouvoir définir, cataloguer, édicter les règles de la fugue, en fixer la forme, lui imposer un corset qu’elle n’a jamais voulu accepter. » (p. 55). Il ne faut donc pas juger les fugues de Bach d’après des critères a posteriori. De plus, il faut bien admettre que quelle que soit l’époque à laquelle on se situe, une fugue d’école, qui n’est qu’un exercice, ne doit pas être confondue avec une fugue destinée à être interprétée au concert, et qui, de ce fait, n’obéit pas forcément à toutes les exigences d’une fugue d’école.

Les fugues du Clavier bien tempéré restent toutefois particulièrement remarquables de par les différences qui se présentent entre elles. De ce fait, les analyser est un travail profitable surtout si on a en tête les caractéristiques d’une fugue d’école, et si l’on cherche – ainsi que l’a fait Charles Koechlin – pourquoi elles peuvent être considérées comme des chefs-d’œuvre malgré le non-respect de ces caractéristiques – ou plutôt grâce à ce non-respect. Se familiariser avec ces fugues encourage ainsi l’apprenti compositeur à s’affranchir de règles trop contraignantes, non pas par paresse et facilité, mais dans la recherche ardue d’un esthétique personnel qui tout en s’éloignant des règles scolaires en conserve l’esprit. Et que trouve-t-on d’original dans ces fugues ? En quoi sont-elles différentes les unes des autres ?

La première disparité que l’on peut noter entre ces 48 fugues concerne le nombre de voix. 26 sont à trois voix (un peu plus de la moitié donc), 19 à quatre voix, 2 à cinq voix (do # mineur et si b mineur dans le 1er livre) et une est à deux voix (mi mineur dans le 1er livre ; ne pourrait-on pas parler ici d’invention à deux voix plutôt que de fugue ?).

Les sujets développés sont eux aussi très différents. Certains sont pour ainsi dire « classiques », comme celui de la 1ère fugue (en DO Majeur) du 1er livre ou celui de la fugue en MI b Majeur du 2nd. D’autres sont plus originaux, notamment grâce à l’utilisation du chromatisme. C’est le cas pour la fugue en mi mineur du 1er livre ou celle en ré mineur du 2nd. Le sujet de la fugue en si mineur du 1er livre qui fait entendre les douze sons de la gamme chromatique mérite lui aussi d’être mentionné.

Une analyse détaillée de chacun des plans et structures, de l’utilisation ou non d’un contre-sujet – ou de plusieurs -, de celle de tenues de pédale ou non, dépasserait là encore le cadre de cet article. Signalons cependant les grandes différences de caractères. Il y a des fugues graves et solennelles, comme celle en do # mineur dans le 1er livre ou encore celle en mi b mineur toujours dans le 1er livre. D’autres sont légères et joyeuses, comme celle en Fa Majeur dans le 2nd livre.

Que retenir de tout ceci ? Que Bach propose pour chaque tonalité deux exemples de « Prélude & fugue », autrement dit, pour chacune des 24 tonalités, deux exemples de structuration d’une forme libre qui est suivie d’une forme plus stricte et plus rigide mais dans laquelle se trouvent de géniales originalités. On comprend que Robert Schumann ait pu écrire : « Faites votre pain quotidien du Clavier bien tempéré. Il fera de vous, à lui seul, un bon musicien. » (Cité dans : Gilles CANTAGREL, Le moulin et la rivière ; Air et variations sur Bach, Paris, Fayard, 1998, p. 425).

Cette même citation se trouve en exergue du livret accompagnant l’enregistrement de l’intégrale à l’orgue des deux livres du Clavier bien tempéré par Louis Thiry. Car, en effet, clavecin, piano, orgue et tout autre instrument à clavier, arrangements pour divers autres instruments ou diverses formations de musique de chambre ou pour orchestre, ces pièces composées par Bach sonnent remarquablement. Ainsi, que ce soit du point de vue de la pure technique instrumentale ou de celui de la composition musicale, le Clavier bien tempéré reste bel et bien une œuvre à part. Une œuvre qui, de par ses difficultés, invite à se soumettre à tout un programme à la fois esthétique et éthique qui peut se résumer en ces trois points :

  • Ne pas hésiter à sortir des sentiers battus.
  • Se structurer dans sa liberté…
  • … tout en prenant des libertés avec une structure trop rigide.

Et ces trois points, s’ils sont éminemment saillants dans le Clavier bien tempéré, sont valables pour toute musique, tout art, et même dans la vie courante, que l’on vive dans le monde ou dans un monastère.

C’est la raison pour laquelle je pratique sinon quotidiennement du moins assez régulièrement le Clavier bien tempéré. Et ce, non pas seulement en tant que musique, mais bien plus : j’y trouve une philosophie, un exercice spirituel à part entière.

 

Frère Sébastien-Jean (o.s.b.)