Je donne à l'Église
Agenda
Paroisses
Accueil Contacts

À propos de l’improvisation

Jean-Philippe Rameau (1683-1764), compositeur de plusieurs ballets, opéras, pièces de clavecin et auteur d’un Traité d’harmonie.

Gabriel Fauré (1845-1924), compositeur de nombreuses mélodies, de pièces de musique de chambre, de partitions pour piano, d’un célèbre Requiem, etc. Il fut en outre directeur du Conservatoire de Paris de 1905 à 1920.

Ce sont là deux compositeurs français qui ont marqué l’histoire de la musique. Ils ont aussi comme point commun d’avoir été tous deux de brillants organistes fort appréciés. Mais surtout d’avoir été à la fois compositeurs et organistes sans avoir laissé à la postérité la moindre œuvre destinée à l’orgue en tant qu’instrument soliste ! Étrange…

Mais que jouaient-ils donc durant les offices ?

Je n’ai pas fait de recherche approfondie à ce sujet, mais gageons qu’ils devaient, au moins de temps à autre, improviser. Car l’improvisation est une activité que tout organiste intervenant dans la liturgie devrait être capable de pratiquer quel que soit son niveau technique et sa connaissance musicale – c’est d’ailleurs une très bonne manière de s’améliorer dans ces deux domaines. L’improvisation permet en effet de bien coller au temps imparti par la liturgie (ne pas faire ni trop long ni trop court pour un offertoire ou une communion) en gérant élégamment les inévitables imprévus : plus ou moins de monde que d’habitude pour la communion, ou un thuriféraire distrait qui se fait attendre au moment de l’offertoire par exemple.

Sur ce sujet, voici deux textes signés Camille Saint-Saëns et Olivier Messiaen.

Frère Sébastien-Jean (o.s.b.)

 

Camille Saint-Saens : « La musique doit s’accorder avec l’office »

Camille Saint-Saëns à l’orgue de la salle Gaveau

Pour tirer d’un grand instrument tout le parti possible, il faut d’abord le connaître à fond, ce qui ne saurait se faire en un jour, car il n’y a pas deux instruments pareils au monde. Avec le temps seulement, un organiste peut arriver à connaître son instrument « comme sa poche », à s’y mouvoir inconsciemment comme le poisson dans l’eau – n’ayant plus à se préoccuper que de la question musicale. Et alors, pour jouer librement avec les couleurs de son immense palette, il n’est qu’un moyen : se lancer hardiment dans l’improvisation.

Or, l’improvisation, gloire de l’École française, a été, dans ces temps derniers, battue en brèche, de par l’influence de l’École allemande. Sous prétexte qu’une improvisation ne saurait valoir les chefs-d’œuvre des Bach, des Mendelssohn, on en a détourné les jeunes organistes. Cette manière de voir est funeste parce qu’elle fausse ; c’est tout simplement la négation de l’éloquence. Se figure-t-on ce que seraient la tribune, la chaire, le barreau, si l’on n’y entendait que des discours appris par cœur ? Ne sait-on pas que tel orateur, tel avocat éblouissant quand il prend la parole, perd son éclat dès qu’il met la plume à la main ? Le même phénomène se reproduit en musique. Lefébure-Wély, qui fut un merveilleux improvisateur, (j’en puis parler, je l’ai entendu) n’a laissé que des morceaux d’orgue insignifiants, et j’en pourrais citer parmi nos contemporains qui ne se révèlent entièrement que dans l’improvisation. L’orgue est un évocateur ; à son contact, l’imagination s’éveille, l’imprévu sort des profondeurs de l’inconscient ; c’est tout un monde, toujours nouveau et qu’on ne reverra plus, qui surgit de l’ombre, comme sortirait de la mer, pour y rentrer ensuite à jamais, une île enchantée.

Au lieu de cette féérie, que voyons-nous trop souvent ? Quelques morceaux de Bach ou de Mendelssohn répétés à satiété : morceaux très beaux, assurément, mais morceaux de concert, déplacés dans un office catholique, avec lequel ils ne s’accordent point ; morceaux écrits pour d’anciens instruments auxquels ne s’appliquent point ou s’appliquent mal, les ressources de l’orgue moderne ; et l’on croit ainsi avoir réalisé un progrès !

Je sais bien ce qu’on peut dire contre l’improvisation. Il y a de mauvais improvisateurs, dont le jeu n’a aucun intérêt. Mais il y a aussi des prédicateurs et même des députés, qui parlent fort mal. Cela ne fait rien à l’affaire. Une improvisation médiocre sera toujours supportable si l’organiste est pénétré de cette idée qu’à l’église, la musique doit s’accorder avec l’office, aider au recueillement et à la prière ; et si l’orgue, dans cet esprit, bruit harmonieux plutôt que musique précise, ne fait rien entendre qui soit digne de l’écriture, il en sera de lui comme de ces vieux vitraux dont on a peine à distinguer les figures et qui nous charment plus que les plus beaux vitraux modernes. Cela vaudra mieux, quoi qu’on en dise, qu’une fugue de grand maître, attendu qu’il n’y a rien de bon, en art, que ce qui est à sa place.

Aussi, pendant les quelques vingt ans que j’ai tenu l’orgue de la Madeleine, ai-je improvisé presque toujours, me laissant aller au hasard de ma fantaisie, et ce fut une des joies de mon existence.

Camille SAINT-SAËNS
Article publié dans l’Écho de Paris du 8 janvier 1911,
et reproduit dans : Bernard GAVOTY, Les grands mystères de la musique, Paris, Trévise, 1975, p. 183.

 

Olivier Messiaen

L’improvisation est un don. Un don qui se travaille : il suffit de lire le magnifique Traité d’improvisation de Marcel Dupré pour s’en convaincre. Mais aussi une aptitude particulière dont l’acquisition est impossible à tout individu non doué. On naît improvisateur, comme on naît orateur. Et, de même que de grands écrivains, habitués à toutes les roueries du style, bafouillent lamentablement s’il s’agit pour eux de parler en public – on voit des musiciens éminents ne rien trouver, rester secs, une fois placés devant le clavier.

Ce don est bien connu de tous les musiciens orientaux, lesquels ignorent la musique écrite : notamment les Indiens, qui se livrent à l’improvisation des ragas, en communion avec l’heure du jour, la position des astres et la poésie particulière de l’instant qui passe. Les Noirs qui font du vrai jazz sont encore des improvisateurs. Enfin, certains oiseaux (le merle noir, le rossignol, la grive musicienne) sont des maîtres de l’improvisation.

En Occident, ce don fut longtemps requis des clavecinistes, puis des pianistes. Il est maintenant l’apanage du seul organiste. Outre la joie qu’il procure à ce dernier, il lui permet de faire corps avec l’office, en s’inspirant, pour ses lignes mélodiques et pour le choix de ses timbres, des textes latins et des thèmes du plain-chant. L’improvisation au concert, sur un thème proposé par un autre musicien, suppose une prouesse plus spectaculaire, plus difficile aussi.

L’improvisation fréquente présente à celui qui la pratique un avantage et un inconvénient.

– Un avantage. Arriver à discerner, à choisir, à roder toutes les manies mélodiques, harmoniques, ou rythmiques, dont l’ensemble constitue un langage musical, et cela beaucoup plus rapidement que par des esquisses répétées sur le papier.

– Un inconvénient. Y épuiser toute la chaleur, toute la force d’expansion, tout son dynamisme, et revenir fatigué, desséché, au travail de la composition.

L’improvisation est donc un peu comme l’alcool ou le café : en user, n’en pas abuser !

Olivier MESSIAEN
Lettre d’Olivier MESSIAEN adressée à Bernard GAVOTY,
et publiée dans : Bernard GAVOTY, Les grands mystères de la musique, Paris, Trévise, 1975, p. 184.