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À propos de Ludwig Wittgenstein

« Il est impossible de dire un seul mot dans mon livre sur tout ce que la musique a représenté pour moi. Comment alors puis-je espérer être compris ? »[1]

Les éditions Flammarion ont réédité récemment la magnifique biographie de Ludwig Wittgenstein par Ray Monk[2] dont la version française était épuisée depuis plusieurs années. Nous ne saurions trop en recommander la lecture, même si celle-ci peut paraître fastidieuse au premier abord.

Mais pourquoi évoquer cette grande figure de la philosophie dans une lettre consacrée à la musique liturgique ? La phrase placée en introduction ci-dessus donne un élément de réponse. Ludwig Wittgenstein a la réputation d’être un auteur très difficile, mais être musicien permet d’entrer plus aisément dans son œuvre, et oser s’y confronter offre en retour une perception bien plus profonde de la musique.

Ludwig Wittgenstein (Vienne 1889 – Cambridge 1951) est né dans une famille qui entretenait de nombreuses relations avec le milieu artistique. Son frère Paul est le pianiste qui a perdu sa main droite lors la 1ère Guerre mondiale et qui commanda plusieurs œuvres pour la seule main gauche, parmi lesquelles le célèbre concerto de Maurice Ravel. Ludwig, de son côté, devint l’un des fondateurs de la « philosophie analytique », ainsi nommée car elle entend se baser sur une analyse rigoureuse et logique du langage. Or, la musique est un langage. C’est un langage qui peut rester éphémère si l’on songe à l’improvisation, mais qui peut aussi se transmettre à travers les siècles grâce à la musique écrite.

Sur ce point Wittgenstein écrit : « Le fait de comprendre une proposition est plus proche qu’on ne croirait de la compréhension d’un morceau de musique. Pourquoi doit-on jouer ces mesures exactement de cette façon ? Pourquoi vais-je faire en sorte que l’augmentation ou la diminution de la force et du tempo corresponde exactement à cette image ? – Je pourrais dire : “parce que je sais tout ce que cela signifie”. Mais qu’est-ce que cela signifie ? – Je ne saurais le dire. Pour l’expliquer, je ne peux que transmettre l’image musicale dans l’image d’un autre processus et laisser cette image éclairer l’autre. »[3]

Igor Stravinsky exprime la même remarque de manière différente : « Si scrupuleusement notée que soit une musique, et si bien garantie contre toute équivoque par l’indication des tempi, nuances, liaisons, accentuations, etc., elle contient toujours des éléments secrets qui se refusent à la définition, car la dialectique verbale est impuissante à définir entièrement la dialectique musicale. Ces éléments dépendent donc de l’expérience, de l’intuition, du talent en un mot, de celui qui est appelé à présenter la musique. »[4]

À l’heure actuelle, des logiciels informatiques sont capables de jouer ce qui est écrit sur une partition bien plus fidèlement que le plus scrupuleux des interprètes. Le résultat en est cependant fort décevant. On entend certes exactement ce qui est marqué sur la partition, mais on n’entend pas de musique : il n’y a aucune vie, aucune passion dans ce qui parvient à nos oreilles humaines. Or, pour être vraiment humaine, une vie a besoin de passion ; elle doit être habitée par de la mystique inexprimable de façon nette et claire, mais qui peut s’épanouir – et laisser s’épanouir l’autre – librement dans un langage artistique et poétique, imparfait peut-être sur un plan scientifique, mais chaleureux, attirant et interpelant.

L’importance qu’il faut accorder à cette indéfinissable et inexprimable dimension humaine de l’art en général et de la musique en particulier constitue l’une des plus importantes leçons que Ludwig Wittgenstein peut rappeler à notre époque.

« Les hommes d’aujourd’hui croient que les savants sont là pour leur donner un enseignement, les poètes, les musiciens, etc., pour les réjouir. Que ces derniers aient quelque chose à leur enseigner, cela ne leur vient pas à l’esprit. » [5]

Une lecture recommandée par le frère Sébastien-Jean osb. d’En-Calcat

 

[1] Ludwig WITTGENSTEIN, Investigations philosophiques, cité dans : Fergus KERR, La théologie après Wittgenstein. Une introduction à la lecture de Wittgenstein, traduction par Alain LETOURNEAU, Coll. « Cogitatio fidei » n° 162, Paris, Cerf, 1991, p. 55.

[2] Ray MONK, Ludwig Wittgenstein, Traduit de l’anglais par Abel GERSCHENFELD, Flammarion, 2021, 624 pages, 32 €.

[3] Ludwig WITTGENSTEIN, Grammaire philosophique, édition posthume due aux soins de Rush RHEES, traduit de l’allemand et présenté par Marie-Anne LESCOURET, Coll. « Bibliothèque de philosophie », Paris, Gallimard, 1980, p. 50.

[4] Igor STRAVINSKY, Poétique musicale, Coll. « La flûte de Pan », Paris, Janin, 1945, pp. 142-143.

[5] Ludwig WITTGENSTEIN, Remarques mêlées, Traduction de l’allemand par Gérard GRANEL, Paris, Flammarion, 2002, p. 97.