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La formulation du Notre Père change : découvrons-en le sens

Pourquoi un changement d’expression dans le Notre Père ?

Une exigence pour l’Église est de chercher à toujours mieux exprimer le mystère auquel elle croit. Or, le rôle de la liturgie est de traduire toujours plus profondément le mystère de la rencontre de Dieu et de l’Homme, de rendre visible le mystère de notre foi et d’être compréhensible par les hommes de chaque aujourd’hui.

Certes, l’expérience communautaire de la prière qu’est la liturgie a quelque chose d’immuable dans son déroulement -élaboré au cours des premiers siècles de l’Eglise- et  par la pédagogie qu’elle développe. Ainsi, le fait de reprendre les mots de prière de croyants inspirés depuis des siècles ou les mots de la Parole de Dieu, conduit à se désapproprier de soi-même et à être tout entier ouvert à l’Esprit Saint. Par l’Esprit Saint, âme de l’Eglise, les chrétiens peuvent vivre alors, une véritable communion, qui n’est pas faite de main d’homme, et être envoyés dans le monde, porteurs de la Bonne nouvelle de Jésus.

Mais la liturgie, est vivante. Elle n’est pas l’exécution d’une somme de rubriques, de gestes, de paroles, figés dans le temps, car elle représente une initiative incessante de Dieu envers une Assemblée qu’il appelle et qui le célèbre (l’ekklesia) et qu’il façonne communion d’amour en un seul Corps (la Koinonia).

Ainsi, la liturgie fonde la communion entre frères chrétiens et elle fonde la mission et le service.

C’est la raison pour laquelle, et ce, pour une plus grande sanctification de tous les croyants, les responsables de l’Eglise dans les Conciles ou dans les assemblées synodales permanentes (comme le sont les conférences des évêques d’un pays) peuvent demander d’adopter une formule, des gestes, plus adaptés ou plus compréhensibles par tous  et, en même temps, plus adéquats au sens de ce qu’ils expriment. D’où la demande de nos évêques, aujourd’hui.

Que l’on répugne à changer une phrase que l’on récitait depuis l’enfance ou que l’on n’adhère pas vraiment à cette traduction, il nous faut opter pour l’unité de l’Eglise et essayer de comprendre au mieux ce que recouvre cette nouvelle formulation d’un verset de la prière que Jésus nous a donnée.

I- Qu’est-ce que le Notre Père ? Comment nous a-t-il été transmis ?

Le Notre Père est un concentré de toute la foi chrétienne formulé par Jésus lui-même. Cet enseignement de Jésus est si limpide, si simple (au sens de pur), que l’on ne peut que se sentir bien peu à la hauteur pour en parler. De fait, c’est SA prière qu’Il nous communique, dans laquelle il nous donne d’entrer.

1-La transmission du Notre Père

a- La Didaké ou Doctrine des Apôtres, recueil de pratiques liturgiques, éthiques et disciplinaires des tous premiers chrétiens après la fondation de l’Eglise à la Pentecôte, a été rédigée avant les Evangiles[1]. Elle nous apprend que le Notre Père a été la première forme de prière liturgique dès les tout-premiers temps de l’Eglise. Il devait être récité trois fois par jour (avec la doxologie : car c’est à Toi…). Or le texte du notre Père que nous transmet la Didaké est à deux mots près le texte du Notre Père que nous prions aujourd’hui et qui, à deux mots près, colle avec la version de Matthieu. Les critiques s’accordent à penser que la Didaké aurait été écrite dans la deuxième moitié du 1er siècle, peu après les Lettres authentiques de Paul que l’on situe dans les années 50. Certains situent sa rédaction en Syrie occidentale, d’autres en Egypte. Pour ma part, à cause de bien des raisons (notamment la version partielle que nous avons en copte), j’opterais pour l’Egypte où une communauté très importante de la diaspora juive était installée et où, dès le 3ème siècle avant Jésus-Christ, aurait débuté la traduction grecque de la Bible hébraïque (dite de la Septante parce que traduite par 70 sages). Communauté juive qui, selon Eusèbe de Césarée, au IVème siècle, et bien d’autres sources plus anciennes, aurait été évangélisée ou plutôt structurée en Eglise par Marc, disciple de Pierre. Ce qui expliquerait, peut-être, la raison pour laquelle Marc, dans son Evangile, n’a pas jugé nécessaire de rapporter le Notre Père -il devait connaître la Didaké, sa première compilation[2].

b- Dans les évangiles, seuls Matthieu et Luc nous rapportent le Notre Père. Quant à Jean, le disciple bien-aimé, rédacteur de l’évangile qui porte son nom, ayant pris Marie chez lui, il nous transmet essentiellement leur expérience de vie avec Jésus. S’il nous rapporte des paroles, des faits et gestes de Jésus, ce sont ceux qui les ont particulièrement marqués, lui et Marie. Il nous livre surtout l’intériorisation de ce qu’a dit ou fait son Seigneur ; sa contemplation et celle de Marie. Même éloigné de la Palestine[3], Jean devait connaître au moins les ébauches des évangiles de Matthieu et de Luc. Il fallait donc qu’il s’attache à faire comprendre ce que Marie et lui avaient contemplé du mystère de Dieu et de l’Homme, en Jésus. Les orientaux l’appellent le « théologien ». Ce n’est pas pour rien. Cependant, le chapitre 17 de Jean est souvent mis en parallèle avec  le Notre Père, par certains Pères de l’Eglise, car la prière de Jésus, rapportée par Jean au chapitre 17, a la même teneur que le Notre Père.

Donc, nous avons le texte du Notre Père dans 2 évangiles (Mt 6 et Lc 11). Tous les deux sont écrits en grec, (la langue commune à une grande partie du Bassin méditerranéen depuis Alexandre le grand) alors que l’hébreu restait la langue liturgique, pas nécessairement comprise par tous, qu’ils parlent l’araméen ou le grec. Mais, l’évangile de Matthieu représente la tradition reçue dans un milieu juif -de juifs convertis- tandis que l’Evangile de Luc, quant à lui, représente le milieu grec. Les guerres, les occupations étrangères de la Palestine avaient favorisé la diaspora de communautés juives devenues parfois très importantes. Ces dernières avaient adopté la culture et la langue grecques. Paul est un exemple de chrétien issu de ce milieu, vrai juif, parlant l’hébreu, mais de culture grecque. Cependant, la majorité de ces nouveaux chrétiens de langue grecque viennent du paganisme. Loin d’être athées, ils étaient très religieux (Il suffit de lire les Lettres de Paul pour s’en convaincre).

Ainsi, chez Matthieu, la structure du texte et bien des tournures sont des sémitismes. C’est d’ailleurs, vraisemblablement, la raison de la proposition du Notre Père en 7 versets par l’écrivain inspiré ; le chiffre parfait pour les juifs. Luc, lui, retient seulement 5 propositions pour le Notre Père, avec l’une ou l’autre expression différente de Matthieu.

Ces deux versions viennent-elles d’un fond commun écrit en araméen (la langue de Jésus et de ses proches disciples) ? Ce n’est plus du tout ce que pensent les critiques aujourd’hui. Par contre, elles viennent certainement de traditions orales émanant des onze, des femmes et des disciples qui ont suivi Jésus durant sa vie publique et de recueils de loggia (paroles de Jésus), qui ont circulé très tôt. Les variantes entre la structure des textes de Matthieu et de Luc sont relatives aux communautés auxquelles ils s’adressent et à la personnalité des auteurs inspirés qu’ils ont été.

 

c- Dès la naissance de l’Église, à la Pentecôte, par le don de l’Esprit Saint, après que Jésus ait disparu aux yeux des disciples, ces deux communautés de chrétiens, marquées par des cultures différentes, sont majoritaires et coexistent.

Il y a toujours eu certaines frictions entre elles à cause des différences d’appréhension dues à la culture et à l’Histoire, différences d’expressions d’une même foi. Nous en avons le témoignage dans les lettres de Paul (vers 50), comme dans le livre des Actes des apôtres (fin du 1er siècle). L’épisode relatant la confrontation de Paul et Barnabé devant l’Assemblée de Jérusalem en est un exemple. De même, l’épisode relatant la plainte des chrétiens de culture grecque demandant plus d’attention lors du service des tables, c’est-à-dire lors des repas liturgiques où l’on célébrait le repas du Seigneur. En effet, les grecs avaient la coutume de repas liturgiques offerts aux dieux où des diakonoï (des serveurs) étaient chargés de veiller au bon déroulement de ces liturgies-repas afin que chacun ait sa place, qu’aucun ne manque de rien et que les dieux ne soient pas contristés. Alors les chrétiens grecs voudraient qu’il y ait autant de bon ordre et de partage dans les communautés chrétiennes (ce qui n’était pas toujours le cas – là aussi, nous avons le témoignage de Paul).

Ces deux cultures ont marqué l’Eglise à sa naissance et ont inscrit le testament de Jésus à la fois dans la continuité avec la foi juive et dans la radicale ouverture à tous apportée par le Christ.

d- L’Église a retenu la version la plus ancienne du Notre Père comme cœur de sa prière liturgique, celle de la Didaké (reprise en Matthieu). Didaké à laquelle tous les premiers Pères de l’Eglise se réfèrent et qui, durant les premiers siècles servait de catéchèse baptismale. D’ailleurs Athanase d’Alexandrie, au IVème siècle, recommandait sa lecture à ses fidèles[4].

Dès 150, nous avons des commentaires du Notre Père par les Pères de l’Eglise, Tertulien, Cyprien de Carthage, Cyrille d’Alexandrie, Origène, Grégoire de Nysse, Augustin….pour ne citer que les premiers et les mieux connus.

Des traditions, orientales, ont fait du « Notre Père » le rythme de la journée du chrétien –récité avec sa doxologie jusqu’à 7 fois par jour, annonçant peut-être le rythme des Offices monastiques[5]. Plus tard, dès la première structuration de la célébration liturgique de la messe au cours de laquelle est célébré le sacrement de l’eucharistie, le Notre Père y prendra nécessairement une place d’importance. Et il sera ainsi la conclusion de toutes les célébrations liturgiques ou sacramentelles ainsi que de l’Office monastique.

2- La place du Notre Père dans les évangiles 

Nous allons voir quelle pédagogie ont développée Matthieu et Luc pour amener à la prière de Jésus et en faire comprendre l’importance. Le choix des citations des paroles de Jésus n’est pas le même pour les deux évangélistes mais la progression est la même, conformément à ce que Jésus a voulu enseigner à ses disciples.

a- Première étape : Jésus annonce que sa venue est le signe que le Royaume de Dieu est arrivé et il insiste sur les dispositions du cœur pour le recevoir.

Matthieu, après les béatitudes qui résument l’esprit de la Loi renouvelée, organise son texte à la suite de la parole de Jésus disant qu’il ne vient pas abolir mais accomplir la Loi. Jésus explique ainsi comment les commandements sont toujours valables mais comment il faut aller plus loin, car la venue du Royaume, qu’il inaugure, renouvelle tout. Seuls les pauvres de cœur peuvent le comprendre.

Chez Luc est d’abord rapportée la jubilation de Jésus sous l’action de l’Esprit Saint parce que le Père se révèle aux tout-petits, parmi lesquels Jésus se met puisqu’il conclut ce passage par « Tout m’a été remis par mon Père et nul ne connait qui est le Fils, si ce n’est le Père, ni qui est le Père si ce n’est le Fils et celui à qui le Fils veut bien le révéler ». L’avènement du Royaume de Dieu est la Révélation de qui est Dieu en vérité -en Jésus, le Fils de Dieu fait Homme. Seule l’humilité du cœur peut reconnaître ce Dieu qui est Abîme d’humilité.

b- Deuxième étape : Le plus grand commandement : aimer Dieu et aimer son prochain comme soi-même

Jésus nous apprend que l’amour que l’on vit avec Dieu est automatiquement un amour des autres sans limite. En Luc, après son affirmation que le premier et le second commandement sont un, le scribe demande : « qui est mon prochain ? ». Jésus, à son habitude, après avoir raconté la parabole du bon samaritain, répond par une autre question « qui s’est fait le prochain de l’autre ? ». La question est là : « sommes-nous réellement le prochain de l’autre ? » Un grand théologien du siècle dernier (K. Barth) appelait Jésus « l’Homme-pour-le-prochain «. Qu’en est-il de nous ?

En Matthieu, Jésus demande d’aimer comme Dieu et ainsi d’aimer jusqu’à ses ennemis ; comme il demande aussi de pardonner soixante dix sept fois sept fois.

Jean Chrysostome, un Père de l’Eglise du IVème siècle, disait : « faites donc preuve d’amour et ne vous lassez pas de répéter cette parole : ‘Vous me haïssez ? Eh bien, je ne cesserai de vous aimer ! [6]» « C’est l’amour que je veux et non les holocaustes », reprendra Jésus au prophète Osée (Os 6,6). Cette capacité de pardonner même à ses ennemis, de garder les mains ouvertes pour le jour où ils voudront donner un tout petit signe de regret et les tirer dans l’amour, c’est cela la marque de l’amour qu’est notre Dieu, cette miséricorde que nous ne pouvons jamais que recevoir et laisser passer au travers de nous.

c- Troisième étape : Pour vivre cela, il faut prier

Le sommet de l’enseignement de Jésus, ou la source de tout, chez Matthieu comme chez Luc, c’est la prière.

Luc fait précéder le Notre Père par le récit de la visite de Jésus à Marthe et Marie, au village de Béthanie. Marie se recueille pour écouter Jésus comme un vrai disciple (assise à ses pieds). Elle a choisi la meilleure part dit Jésus. Mais ce qui provoque directement la demande d’un disciple, et donc la réponse de Jésus, c’est le fait que Jésus s’étant retiré dans la montagne pour prier, revient auprès de ses disciples, vraisemblablement tout illuminé par ce cœur à cœur avec le Père et l’Esprit Saint. « Seigneur apprends-nous à prier », s’écrit un des disciples émerveillé. Comme si les disciples, saisis de respect,  étaient attirés par ce qui émanait de Jésus après cette prière dans la solitude.

Chez Matthieu (ce que Luc consignera après le Notre Père), ce sont les dispositions nécessaires à la prière  que Jésus énumère. Cela précède juste le Notre Père. Ne pas aller dans les endroits où l’on va pouvoir se faire remarquer en train de prier ; ne pas se vanter de prier ; ne pas se croire « bien » parce que l’on prie ; ne pas mépriser celui qui ne vient à la synagogue –ou à l’église- que pour faire une rapide prière (en mettant un cierge ou un lumignon). Se retirer dans le secret et prier le Père qui voit dans le secret. Dire peu de mots, le Père sait ce dont nous avons besoin. Comme le paysan, paroissien du curé d’Ars, qui expliquait « je l’avise et il m’avise ».

Après le Notre Père, chez Luc comme chez Matthieu, Jésus insiste sur la persévérance dans la prière et sur sa force : « Demandez, on vous donnera ; cherchez, vous trouverez ; frappez, on vous ouvrira » (Lc 11,9) ; (Mt 7,7)…

d- Mais ce dont il nous faut avoir conscience c’est qu’on ne peut pas prier par ses propres forces 

Si dans la prière, on peut tout apprendre de Dieu et tout apprendre de l’autre, c’est dans la soumission à l’Esprit Saint. On apprend à être comme Jésus : l’Homme pour le prochain, autant que l’Homme pour Dieu

Il nous faut donc demander à l’Esprit Saint de dire en nous les soupirs ineffables (Rm 8,26-27) qui savent toucher le Cœur de Dieu en s’épanchant d’amour. Prier au nom du Fils, sûrs que tout ce que nous demanderons en son nom nous sera accordé et rendre grâces, sans cesse, comme des tout-petits qui se confient totalement au Père parce qu’il sait mieux que quiconque ce dont nous avons besoin. Selon le psaume 130 qui illustre si bien l’attitude de la prière : « Seigneur, je n’ai point le cœur fier, ni le regard hautain ; je n’ai pas pris un chemin de grandeur, ni de prodiges qui me dépassent ; non, je tiens mon âme en paix et silence ; mon âme est en moi comme un enfant, un enfant tout contre sa mère »…

Il nous faut nous adresser à Dieu comme à notre Père, dans les mots, dans le cœur du Fils, en étant saisis par l’Esprit Saint qui nous y pousse et nous y guide.

3-Le contenu du Notre Père

Avec le « Notre Père », Jésus nous donne d’entrer de plain-pied dans sa propre prière de Fils, comme si, en nous donnant de prononcer ses propres mots, il nous communiquait toute son expérience de relation d’amour au Père et à l’Esprit.

Ainsi, le Fils de Dieu fait Homme, nous fait appeler son Père, notre Père, ce qu’il développera -dans l’évangile de Jean- et qu’il dira clairement à la première témoin de la résurrection et la première apôtre, Marie de Magdala : « Pour toi, va trouver mes frères et dis leur que je monte vers mon Père qui est votre Père, vers mon Dieu et votre Dieu » (Jn 20,17). Notre Père qui est aux cieux. Notre Père du ciel, selon la Didaké ou certains Pères de l’Eglise, pour bien signifier que c’est la paternité de Dieu qui donne sens à la paternité humaine et non l’inverse. De plus, comme le dit Paul nous ne pouvons dire abba, Père, que sous l’action de l’Esprit Saint (Ga 4,3-6). Avec une grande simplicité, nous avons toute la révélation de Dieu-Trinité et toute la révélation du mystère de notre création et destinée (être pleinement des fils de Dieu), dans ces premiers mots.

En demandant à Dieu que son Nom soit sanctifié, Jésus appelle et nous fait appeler tous les Hommes à la reconnaissance et l’adoration du Dieu qui est Source de toute vie, le Créateur. Or, c’est en Lui, le Fils, la parfaite Image de Dieu, que nous avons été créés, selon la volonté originelle du Père. Pour que le Nom du Père soit sanctifié, il faut donc que, recréés parfaitement images de Dieu par la mort et la résurrection du Fils et le don de l’Esprit, nous nous comportions véritablement comme tels.

Que ton Règne vienne : c’est la reconnaissance de la mission du Fils venu inaugurer le Royaume de Dieu ; Royaume de Dieu qui est la création transfigurée où il sera tout en tous et tous en lui. C’est donc la réalisation totale de l’humanité, lorsqu’elle sera totalement insérée dans le Cœur de Dieu, grâce à l’Incarnation, à la Rédemption et à l’Ascension qu’il va accomplir, que Jésus appelle et nous demande d’appeler.

Que ta volonté soit faite ! Cette volonté de Dieu est la marque de l’Esprit Saint qui est toujours manifesté aux moments-clefs de la vie de Jésus. « Je ne suis pas venu pour faire ma volonté mais celle de mon Père » (Jn 6,38). De son Baptême à l’agonie, Jésus ne cesse de mettre en pratique : «  Père que ta volonté soit faite et non la mienne » (Lc 22,42). Même enfant, il avait dit à Marie et Joseph : « ne savez-vous pas que je me dois aux affaires de mon Père ? » (Lc 2,49).

Notre demande, incluse dans celle de Jésus, est une exigence de désappropriation totale de nous-mêmes pour nous livrer à son amour et le recevoir tout-amour, comme l’ont fait ceux qui sont déjà auprès de lui (ce qui est le sens de « sur la terre comme au ciel »).

« Donne-nous aujourd’hui, notre pain de ce jour ». Bien des Pères de l’Eglise ont interprété « le pain de ce jour » comme le Corps eucharistique du Christ ; mais un autre courant, et cela irait dans le sens des versets de l’évangile entourant le Notre Père, l’a reçu comme un abandon de confiance à la providence de Dieu qui, mieux que quiconque sait ce dont nous avons besoin. Nous pouvons donc toujours demander à notre Père qui est allé jusqu’à nous donner ce qu’il avait de plus précieux, son Fils, ce qui nous est nécessaire pour vivre selon sa volonté.

Enfin « pardonne-nous nos offenses comme nous pardonnons aussi », rejoint la parole de Jésus : « si tu présentes ton offrande à l’autel  et que là tu te souviennes que ton frère a quelque chose contre toi : va d’abord te réconcilier avec ton frère, puis reviens présente ton offrande » (Mt 5,24). « Remets nous nos dettes comme nous-mêmes les remettons », écrit Luc pour ce 5ème verset. Cela correspond, dans son évangile (16,1-13),  à la parabole du gérant à qui son Maître remet sa dette mais qui poursuit lui-même le pauvre qui lui doit quelque chose de bien moins conséquent ; et que le Maître désavoue.

Mais les mots de Jésus ont aussi une évidence inamissible. Il insiste « notre » Père, « notre pain »… « pardonne-nous comme nous pardonnons »… « ne nous laisse pas entrer en tentation »… « délivre-nous du Mal ». Ce chemin qu’il nous montre comme son propre chemin est certes celui de chacun mais aussi celui qu’il veut pour tous ceux qui seront ses témoins, ensemble, solidaires dans le salut, solidaires dans l’obéissance, solidaires dans la réalisation du Royaume ; comme une exigence de communion indispensable. Tous sont unis dans cette prière en quelque endroit qu’ils soient. Si seuls qu’ils soient, c’est la prière de l’Eglise qu’ils disent.

Le « Notre Père » est le cœur de l’Eglise recueillie auprès de son Dieu pour le célébrer et être envoyée par lui. Récité seul ou à plusieurs, dans sa chambre ou dans l’église, le Notre Père est la prière qui unit tous les chrétiens du monde, les morts et les vivants.

II- « Ne nous laisse pas entrer en tentation » ; le témoignage et l’exemple de Jésus ; la transmission des premiers chrétiens

Venons-en au verset qui nous préoccupe. C’est le verset le plus difficile à traduire pour plusieurs raisons.

La première difficulté vient du grec employé. Le texte nous a été transmis en grec mais dans le grec dit de la koïné c’est-à-dire du commun, un grec populaire, un peu usé et mélangé à des tournures de dialectes ; un grec où les modes de déclinaison pouvaient être confondus et interchangés ; un grec dont nous sommes très loin.

La seconde difficulté réside dans la compréhension des mots. Si les mots ne font nullement difficulté durant les premiers siècles de l’Eglise environ jusqu’au Vème siècle, selon le témoignage des écrits patristiques, il n’en est pas de même ensuite.

Une troisième difficulté vient de la question que cela touche dans notre foi : l’expérience du Mal. Là, l’influence de la littérature intertestamentaire[7] et des dévotions ont influencé la compréhension de l’Eglise et occulté, en partie, le sens de ce 6ème verset.

1-Les difficultés de traduction

La première formulation en français était « ne nous laisse pas succomber à la tentation », celle que nous récitions jusqu’à  présent, était « ne nous soumets pas à la tentation ». Maintenant, nous allons dire : « ne nous laisse pas entrer en tentation ». Pourquoi ?

a-le verbe « eisphérô »

D’après Jean Carmignac[8], le verbe grec comme l’hébreu sous-jacent signifie « faire venir, faire entrer, amener, introduire ». Employé 130 fois dans le N T il exprime l’idée de « pénétrer dans » avec passage d’un lieu dans un autre…la notion de « passage à l’intérieur » est tout à fait essentielle.

« Entrer en » tentation veut dire commencer à se trouver (être confronté à). « Entrer dans » veut dire pénétrer à l’intérieur de… c’est-à-dire consentir.  Il y a donc une ambivalence dans la traduction. De plus, comme il y a une négation devant le verbe «eisphérô», le sens peut en être modifié et peut donner au verbe entrer la signification de « emporter », selon ce que l’ont traduit certains.

b-Le mot « peirasmos »

Ce mot signifie : épreuve, tentation, séduction

Sœur Jeanne d’Arc traduit épreuve. La Bible de Jérusalem, tentation, la TOB, également. Epreuve ou tentation ? La tentation est toujours une épreuve tandis qu’une épreuve n’est pas toujours une tentation mais peut le devenir. Ici aussi, il y a une ambivalence de la traduction.

c-La difficulté de compréhension

La traduction littérale, « ne nous induis pas » (qui a été celle des premiers Pères de l’Eglise reprise dans la Vulgate, traduction latine -parfois arrangée- donnée par Jérôme) ou « ne nous soumets pas »  (traduction qui avait été adoptée oecuméniquement) », posait une question.

Est-ce Dieu qui tente ?

Chez Matthieu, le verset est explicité dans « mais délivre-nous du Mal ». Ce ne peut être Dieu qui tente puisque nous lui demandons qu’il nous délivre du Mal ! « Que dans la tentation nul ne dise : c’est Dieu qui me tente », affirme l’Epitre de Jacques (Jc 1,13). Le milieu juif risquait de faire cette erreur car Yahvé était conçu comme un Tout-puissant, un Dieu qui punit, parfois très lointain. Ce n’était pas le cas pour le milieu grec de Luc, dont la théologie séparait le monde des dieux et celui des Hommes. D’où, peut-être, l’absence du 7ème verset chez Luc.

En ajoutant « ne nous laisse pas », on évite la confusion avec un Dieu tentateur, dans l’esprit des chrétiens.

Cependant, à la suite de tous les Pères de l’Eglise, il nous faut comprendre l’ambivalence du verbe eisphérô et du terme tentation-épreuve comme l’expérience spirituelle fondamentale de l’Homme.

2-L’éclairage que nous donne la vie de Jésus pour la compréhension de ce verset

Dès le début de sa vie, Jésus va être l’objet du déchaînement du Mal (Le massacre des nouveau-nés commandité par Hérode, au moment de la naissance de Jésus). Mais, délibérément, au début de sa vie publique, il pose des actes qui montrent bien que le sens de son incarnation, de Dieu qui se fait Homme, est d’être confronté au Mal, de le prendre en lui et de l’anéantir, pour sauver les Hommes de son emprise. Le « entrer dans » pour Jésus, ne sera jamais un consentement mais un combat sans merci pour annihiler le Mal.

Juste avant la tentation au désert, Jésus qui est Dieu se fait baptiser. Hormis toute la révélation de Dieu-Trinité -Lors de son baptême, Jésus est manifesté Dieu, Fils de Dieu et Dieu se révèle Père, et Esprit-, ce passage contient tout le dessein trinitaire de re-création qui s’accomplit par l’incarnation du Fils. Jésus lave l’eau des hommes de toute souillure en se faisant laver par elle, l’Esprit s’y livre comme force et vie et le Père se réapproprie sa création-fille. Jésus pose là le geste prophétique qui, sous l’action de l’Esprit Saint, deviendra, en Lui, par sa mort et sa résurrection, le sacrement du baptême chrétien.

Ce signe prophétique précède juste le signe extrêmement fort de la tentation de Jésus au désert.

a- La tentation au désert ; où comment l’épreuve peut devenir tentation

« Aussitôt Jésus fut conduit par l’Esprit au désert pour y être tenté par le satan [l’adversaire] » (Mt  4,1). Jésus qui vient déjà de faire un acte d’humilité en se faisant baptiser par un homme, lui qui est manifesté Dieu, est conduit (ce n’est pas le verbe eisphérô, ici) par l’Esprit dans un lieu inhospitalier. En tant qu’Homme, Jésus s’est volontairement mis dans une situation de faiblesse. Conduit par l’Esprit, il le fait selon la Volonté du Père et non selon sa propre volonté. Seul Dieu peut conduire, à cette confrontation radicale avec le Mal, Celui dont il est absolument sûr.

Dans cette situation de faiblesse, la seule force est celle de l’Esprit Saint qui envahit tout l’être purifié par la prière de jour et de nuit, instante et intense, et par l’ascèse, au cœur de la solitude et du silence. Au désert, la complète solitude, la soif et la faim, sont une expérience de dépouillement radical ; expérience qui rend vulnérable. Cette vulnérabilité  provoque le Mal. L’épreuve, là, peut devenir tentation.

Jésus, pleinement Homme et pleinement Dieu, est confronté aux trois domaines où s’insinue la tentation la plus virulente du Mal : le pouvoir, les possessions, et l’idolâtrie. Et il vit cela pour nous.

La tentation de quête de pouvoir ; on ne peut y répondre que par le dépouillement de l’obéissance à Dieu. La tentation de posséder ; on ne peut y opposer que le choix de la pauvreté qui est refus d’amasser pour soi mais bien pour Dieu et les autres. Quant à la tentation d’idolâtrie de celui qui veut se faire Dieu ou se faire un Dieu à sa guise, on ne peut en être victorieux que par la pureté du cœur qui engendre la pureté de tout l’être. « Heureux les cœurs purs, ils verront Dieu » (Mt 5,1 et …).

Seul Jésus, un avec l’Esprit et le Père, peut contrecarrer et vaincre le Mal radical. Mais c’est pour nous montrer l’exemple. Seuls, ceux qui purifient leur cœur dans la prière et dans l’amour en actes du prochain, peuvent reconnaître Dieu et se courber pour l’adorer sans se lasser.

Mais au désert, Jésus anticipe la victoire définitive sur le Mal, réalisée à la Croix et à la Résurrection.

 

b- La tentation à l’Agonie ; (Mt 26, 36-46 ; Mc 14,32-42 ; Lc 22,40-46)

A Gethsémani, Jésus approfondit la confrontation à la tentation du Mal. Aussi insiste-t-il : « Veillez et priez pour ne pas entrer en tentation », les mêmes mots que dans le « Notre Père ». Il lui faut passer par la souffrance et la mort, prendre tous les péchés et tous les maux des hommes en lui. Il lui faut prier de façon instante pour résister à l’angoisse. Il prie, seul, abandonné par ses amis et dans la peine (« Mon âme est triste à en mourir », dira-t-il). Ne pas céder au Mal de l’Homme qui, éprouvé, est tenté de refuser la Volonté de Dieu. « Mon Père, s’il est possible que cette coupe passe loin de moi. Mais non pas comme je veux mais comme tu veux ». Là aussi l’Esprit Saint l’assiste autant dans l’épreuve de sa souffrance que dans sa prière mais ici, sans qu’il soit nommé, sans que sa présence soit ressentie (sauf en Luc, sous la figure d’un ange). Jésus sait qu’il lui faut subir la tentation ultime du Mal qui donne la mort et ne pas y succomber, pour sauver le monde.

Le sens de cette épreuve-tentation vécue par Jésus nous est donné en Jean : « Le prince de ce monde vient. Certes, il n’a en moi aucune prise ; mais de la sorte le monde saura que j’aime le Père et que j’agis conformément à ce que le Père m’a prescrit » (Jn 14,30-31).

3-La mise au jour de ce qu’est le Mal par Jésus

a- Par sa vie, Jésus met au grand jour ce qu’est le Mal.

Le Mal ne peut rien contre Dieu. Il ne peut rien sans la permission de Dieu ; comme Jésus le montre et le dénonce par ses paroles et ses actes. Dieu est le Maître du Mal car celui-ci n’a pas d’existence en lui-même. Il n’est qu’un parasite sur le créé. Un parasite à qui l’Humanité donne du pouvoir en le suivant, dans le péché : « Arrière satan (l’adversaire) », dira Jésus à Pierre qui voulait s’opposer à sa Passion et joue ainsi le rôle de tentateur. Mais, comme un parasite, le Mal peut envahir et tuer. (image de la fumée).

Ce n’est ni une entité face à Dieu, ni une création de Dieu. Comme le dit Thomas d’Aquin, après Grégoire de Nysse, le Mal est un accident du bien ; un accident provoqué par l’Homme immature. Irénée, déjà au IIème siècle, au Livre IV de « Contre les hérésies » explique très bien l’origine du Mal. Ce sont les Hommes qui, créés parfaitement libres, mais immatures (des petits enfants, dit Irénée), ont donné vie au Mal, par irresponsabilité. (image du petit enfant face au danger). Si Dieu ne leur a pas donné, d’emblée, tout le savoir, toute la connaissance, c’est parce qu’ils sont totalement libres et doivent donc grandir, s’affirmer par eux-mêmes. Mais une erreur inconsciente est devenue péché, à partir du moment où l’homme et la femme se cachent pour Dieu et se cachent à eux-mêmes, au lieu de se jeter dans la confiance en Dieu.

b-L’origine de l’épreuve comme de la tentation est la même : le péché.

Le péché originel a entaché tout le créé ; les Hommes comme la nature. Tout a été atteint, a été désordonné par le Mal qui, ainsi répandu dans tout le créé, apparaît comme une puissance. Mais le Fils de Dieu, Jésus, a vaincu le Mal ; il l’a anéanti dans sa mort et sa résurrection. Le Mal n’est plus que la bête mortellement blessée de l’Apocalypse. Dieu lui a laissé un sursis parce qu’il veut que, dans l’épreuve ou la tentation, l’Homme ait la possibilité de montrer qu’il est à l’image de Dieu. « En ce monde, vous faites l’expérience de l’adversité [épreuve du Mal], dit Jésus dans l’évangile de Jean, mais soyez plein  d’assurance j’ai vaincu le monde [le Mal] ! » (Jn 16,33).

c-En effet, Jésus nous a donné comme Défenseur, l’Esprit Saint qui habite en nous. « Et Lui (le Paraclet), par sa venue, il confondra le monde en matière de péché, de justice, de jugement…le prince de ce monde a été jugé » (Jn 16,8-15). Les chrétiens prouvent qu’ils sont morts au péché et font œuvre de résurrection, en accomplissant l’œuvre d’amour de Dieu, en Eglise, par la force de l’Esprit. Nous avons avec Jésus-Christ et l’Esprit, avec le don de Dieu-Trinité tout entier dans les sacrements, dans l’Eglise, tout pouvoir sur le Mal.

III-Qu’est-ce que ce 6e verset du Notre Père signifie pour notre vie de chrétien, aujourd’hui ? 

Nous sommes sans cesse confrontés au Mal. Nous sommes tous éprouvés par le Mal. Nous sommes tous en butte au péché, auquel nous pouvons consentir ou résister. D’où la nécessité de cette demande instante faite à notre Père, dans l’épreuve comme dans la tentation : « ne nous laisse pas entrer en tentation ».

1-L’épreuve pour nous

L’épreuve c’est lorsque nous subissons le Mal dans notre être physique, dans notre cœur ou dans notre esprit. Nous devons tenir ferme dans la foi et l’abandon à la seule force de l’amour de Dieu ; afin de résister au Mal.

a- L’épreuve peut venir du Mal et du péché répandus dans le monde physique et humain

Ce peut être tous les maux qui accablent les hommes : la faim dans le monde, les catastrophes, la maladie, les guerres, les injustices… tout cela est l’action du Mal et du péché dans le monde. Subir ces maux est une grave épreuve. Mais le Mal anéanti par le Christ est comme la bête mortellement blessée de l’Apocalypse. Or, une bête blessée qui dépense son énergie pour se saisir d’une proie, s’affaiblit elle-même. Ainsi le Mal, en faisant le Mal, perd chaque jour plus d’énergie et de pouvoir contre le monde et les Hommes. Il peut encore agir par et dans les Hommes et tout le créé mais seulement jusqu’au temps fixé par Dieu. Alors, tout le créé purifié par ses souffrances, ressuscité dans le Christ, restauré et achevé dans sa beauté de la première création, sera tout entier dans la Gloire de Dieu.

b- La lutte contre le Mal

« Nous sommes en lutte contre les souverains de ténèbres » est-il écrit en Ephésiens 6,12. Chaque fois que nous nous opposons aux injustices, que nous faisons reculer la maladie, que nous aidons ceux qui sont dans l’épreuve de la faim ou du dénuement, nous sommes en lutte contre le Mal.

La lutte contre le Mal sous toutes ses formes, c’est la responsabilité nouvelle des Hommes que Jésus a inaugurée en venant dans le monde et qu’il confie à ses disciples. Créés libres et responsables de tout le créé, à cause du péché de l’Homme et grâce à la mort et la résurrection du Christ, l’ordre de gérer le créé est devenu un ordre de lutter contre le Mal dans tout le créé.

Le Fils de Dieu fait Homme a sauvé toute l’humanité et tout le créé des griffes du Mal et de la mort. Dieu nous donne de, librement, dans la soumission à l’Esprit Saint, nous accorder à Jésus ; de vivre en Jésus comme il a vécu et par là de sauver le monde et le conduire à la Gloire de Dieu. L’Eglise, animée par l’Esprit Saint qui est l’acteur trinitaire du temps de l’Eglise, a cette mission :  transfigurer le monde par son témoignage d’amour et, de fait, révéler le Mal au grand jour.

c- L’épreuve comme purification

Dans l’épreuve, nous pouvons être purifiés, amendés, rendus meilleurs par le Père qui veut notre bien afin qu’associés à Jésus-Christ, nous puissions montrer la puissance de l’Esprit Saint à l’œuvre dans l’Homme sauvé.

« Dieu a éprouvé ses serviteurs (Abraham et Isaac, Jacob,)  « pour purifier leurs cœurs…il corrige non pour perdre mais pour amender (Jd 8,22-27) », écrit Origène[9] (mort en 253)

Jésus parlera de la vigne que l’on taille pour qu’elle produise plus de fruits. «Je suis la vraie vigne et mon Père est le vigneron…. Il taille, il purifie, chaque rameau qui porte des fruits pour qu’il en porte encore plus (Jn 15,1 et 2).

Dieu ne peut tenter mais il peut permettre que ses fidèles serviteurs soient éprouvés par le Mal pour montrer comment son amour dans un homme peut avoir de force contre ce dernier. Job est dépouillé de tout. Il reste fidèle à Dieu.

Exceptionnellement, Dieu peut conduire à une épreuve radicale. Il ne le fait que pour celui dont il est absolument sûr. Ainsi, le parfait ami de Dieu qu’est Abraham, a pu être conduit à l’épreuve par Dieu ; Abraham à qui Dieu demande le sacrifice d’Isaac. En cela, il préfigure, prophétise Jésus.

c- L’épreuve comme imitation de Jésus

 C’est particulièrement le lot des chrétiens : « Le serviteur n’est pas plus grand que son Maître ; s’ils m’ont persécuté, ils vous persécuteront aussi ; s’ils ont épié ma parole, ils épieront aussi la vôtre. Tout cela, ils vous le feront à cause de mon nom, parce qu’ils ne connaissent pas celui qui m’a envoyé… Je vous ai dit tout cela afin que vous ne succombiez pas à l’épreuve. » (Jn 16,20-21 ;16,1)

Dans les Actes des Apôtres (14,22), Paul enseigne : « Il nous faut passer par beaucoup d’afflictions pour entrer dans le Royaume de Dieu ». Les disciples ont enduré une foule de maux, pendant toute leur vie : « Toujours, en effet, nous les vivants, nous sommes livrés à la mort à cause de Jésus, afin que la vie de Jésus soit elle aussi manifestée dans notre existence mortelle » (2Co 4,11-13). Paul en particulier, en 2 Co 11,24-25, décrit ce qu’il a subi : « Des juifs, j’ai reçu cinq fois les 39 coups, trois fois, j’ai été flagellé…..Fatigues et peine, veilles souvent ; faim et soif, jeûne souvent ; froid et dénuement ; sans compter tout le reste… ».

Dieu n’éprouve que ses amis et jamais au-delà de leurs forces pour qu’ils soient un témoignage vivant du salut réalisé en son Fils. Dieu ne conduit au désert ou dans une épreuve radicale, que ceux qu’il choisit et à qui il donne de le vivre dans son Fils et avec la force de l’Esprit. En tenant ferme, ils montrent de quelle gloire et de quel amour Dieu a paré l’Homme apparemment si faible.

2-La tentation

« Ne souffre pas que nous soyons induits en tentation, disait Cyprien de Carthage. De ces mots, il appert que l’adversaire ne peut rien contre nous, sans la permission préalable de Dieu. Aussi, toute notre crainte, notre piété et notre attention doivent se tourner vers Dieu, car dans nos tentations, le pouvoir du Mal dépend du pouvoir de Dieu » (Cyprien de Carthage[10], mort en 258).

La tentation c’est l’incitation au péché.

a- La tentation dans l’épreuve

C’est de ne pas faire ce que Dieu demande ou de récriminer contre Dieu ou de se révolter contre Lui ou de se cacher et de s’enfuir (comme Jonas). Abraham ou Job ne se sont pas retournés contre Dieu ;  ceux-là ne sont pas entrés en tentation.

Beaucoup de saints ont été éprouvés et ne sont pas entrés en tentation. Mais s’ils sont entrés dans la tentation, s’ils ont failli, ils ont imploré le pardon et ont compensé leur chute. Ils se sont relevés et ont pu affermir leurs frères. Dans l’Apocalypse, il est dit : « Sois donc fervent et repens-toi » (Ap 3,19).

Les épreuves peuvent amener l’homme qui ne met pas suffisamment sa confiance en Dieu à se détourner de Lui ou à lui attribuer tous ses malheurs. On ne peut résister qu’en restant vivement attaché à Jésus par la prière, par l’Esprit qui nous envahit quand nous faisons le pas de nous mettre en prière et de regarder vers Dieu, si voilés soient nos yeux par les larmes ou la douleur. « De même que le sarment, s’il ne demeure sur la vigne ne peut de lui-même porter du fruit, ainsi vous non plus si vous ne demeurez en moi » (Jn 15,4) disait Jésus.

 b-« Toute la vie des hommes sur terre n’est-elle pas tentation ? », s’écrit Job (Jb 7,1).

 Et Origène de commenter : « La gloire des hommes met-elle à l’abri des tentations?… A quoi bon énumérer les chutes dans l’orgueil de ceux qui se croient nobles ; et la flagornerie malhabile de ceux qui baissent l’échine devant qui leur semble supérieur : pareille bassesse éloigne de Dieu ceux qui n’ont pas une affection sincère ; ils simulent ce qu’il y a de plus beau dans l’Homme, la charité[11]. »

Le Mal est tapi à ta porte, disait Dieu à Caïn, au livre de la Genèse. Il faut donc veiller pour que le voleur ne troue le mur de la maison, comme le rappelait Jésus.

c-La tentation qui vient de nos propres fautes

La cause de notre épreuve ou de notre tentation est le péché originel des Hommes. Mais la tentation a pour cause immédiate nos propres fautes. « Le pouvoir est accordé au Mal contre nous en raison de nos péchés. » disait Cyprien de Carthage.

Ecoutons aussi l’Epître de Jacques : «Chacun est tenté par sa propre convoitise qui l’entraîne et le séduit ; puis la convoitise, ayant conçu,  enfante le péché, et le péché, une fois consommé, engendre la mort » (Jc 1,14-15). C’est à cause de notre péché personnel que nous sommes tentés.

Et Augustin d’expliquer dans une de ses homélies sur le Notre Père : « Chrétiens régénérés [par l’eau du baptême], ne vous lassez pas de combattre. Car la guerre continue en vous. Ne redoute pas l’ennemi du dehors. Vainqueur de toi, tu seras vainqueur du monde. Que te peut faire celui qui te tente du dehors ? Vainqueur de toi, tu seras vainqueur du monde…

Triomphe de ces sollicitations intérieures. Lutte, lutte toujours. Celui qui t’a fait renaître… t’a imposé le combat, il te prépare la couronne. Comme infailliblement, tu seras vaincu si tu es privé du secours de Dieu et abandonné par lui, tu lui diras précisément : ‘Ne nous induis pas en tentation’. »

Ce n’est jamais Dieu qui nous abandonne, c’est nous qui lâchons sa main ! Aussi, nous faut-il sans cesse le prier de nous garder d’entrer dans la tentation du Mal qui s’insinue au plus secret de nos pensées, lui demander pardon et pardonner.

d- La tentation de ceux qui suivent Jésus

Jésus prévenait ses disciples. « Cette nuit même, tous vous allez tomber à cause de moi » Mt 26,31. Or les disciples venaient de discuter pour savoir qui était le plus grand ! S’adressant à Pierre –comme à chacun des croyants-, Jésus lui dit : « Simon, Simon, Satan vous a réclamés pour vous secouer dans un crible comme on fait pour le blé » (Lc 22,31).

La tentation pour les disciples est une tentation contre leur foi en Jésus. Elle vient de leur suffisance et de leur recherche de qui est le plus grand, le plus fort.

Pierre –comme chacun de nous- s’insurge : « Même si tous tombent à cause de toi, moi je ne tomberai jamais ». Jésus répond à la présomption, certes généreuse, de Pierre, qu’il va le renier trois fois. La générosité peut très bien s’accorder avec l’orgueil et la suffisance. D’où l’insistance de Jésus, à Gethsémani : « veillez et priez pour ne pas entrer dans la tentation. Etre orgueilleux, c’est se fier à ses propres forces au lieu de demander l’aide de Dieu. Etre suffisant, c’est se croire au-dessus des autres. Cela, de même que de jouer à l’humble ou de se déprécier sans cesse, deux formes déguisées d’orgueil, entraîne l’entrée dans la tentation.

Ce n’est qu’en de très rares cas, que Dieu conduit des hommes ou des femmes à la confrontation au Mal. C’est qu’il leur donne son Esprit Saint pour résister et vaincre le Mal. Et il leur demande cela au nom de leurs frères. Hormis, ceux que Dieu se choisit ainsi pour les conduire, en Jésus, à une radicale expérience du désert, nul ne peut décider de lui-même d’un tel chemin.

e- La prière de Jésus pour nous

Jésus ajoute aussitôt à Pierre comme à chacun de nous : « moi, j’ai prié pour toi, afin que ta foi ne disparaisse pas. Et toi, quand tu seras revenu, affermis tes frères. » (Lc 22,32). Jésus connaît nos limites et, sa prière pour nous est absolument efficace et constante. Nous pouvons entièrement compter sur elle.

Aussi, en 1Co 10,13, Paul affirme : « Aucune tentation ne vous est survenue, qui passât la mesure humaine. Dieu est fidèle; il ne permettra pas que vous soyez tentés au-delà de vos forces. A côté de la tentation, il placera les moyens qui vous permettront de résister. »

 

En résumé

C’est à cause du péché de l’Humanité, à l’origine, que nous sommes sans cesse éprouvés par le Mal sous toutes ses formes, mais, c’est à cause de nos propres fautes personnelles que nous sommes tentés par le Mal.

La subtilité que veut nous faire entendre Jésus est que la moindre défaillance de notre part peut nous amener à être induits en tentation. La moindre infidélité à sa Volonté, le moindre manque de charité, le moindre sursaut d’orgueil, (a fortiori si, sans y prêter attention, nous renouvelons ces petits manquements et les accumulons comme une habitude), nous rendent vulnérables et en capacité d’être séduits par le Mal…C’est donc par notre propre faute que nous pouvons être induits en tentation, entrer dans la tentation et non à cause de Dieu. Il nous faut donc prier le Père de nous aider, de nous ouvrir les yeux pour qu’en ayant conscience de nos fautes même bénignes et de notre faiblesse, nous ne nous laissions pas entraîner dans une tentation préjudiciable à laquelle nous ne saurions résister… Si nous tombons, reconnaissons notre péché et demandons pardon à Dieu et à nos frères. Cela nous donnera une force nouvelle. Dieu comble au-delà de toute mesure celui qui se repend. Rappelons-nous l’attitude du Père au retour du prodigue. Dans l’Eglise, le sacrement de réconciliation est un sacrement qui donne force et renouvelle et nous donne d’être, ô combien, comblés de l’amour de Dieu afin que nous puissions le dispenser à nos frères. C’est là le sens de la « miséricorde » de Dieu.

Et lorsque nous sommes éprouvés, que ce soit dans notre corps, par la maladie, dans notre coeur parce que nous avons perdu un être cher, parce que nous nous retrouvons au chômage, dans notre esprit parce qu’on a monté une cabale contre nous ou que l’on nous a calomnié, il faut demander à Dieu la force de tenir et de redresser la tête, sa force, c’est à dire l’Esprit Saint. Nous ne pouvons résister seuls, à l’épreuve du Mal.

Ce n’est donc pas Dieu qui nous tente… et même nous éprouve-t-il seulement? Dieu est notre Père. Pas un instant il ne cesse de veiller sur nous. Dieu peut permettre, laisser faire le mal des hommes, de la nature, par respect pour la liberté qu’il a donnée aux Hommes et pour purifier ses amis et montrer leur fidélité. Oui. Mais aussi pour laisser le mal s’accabler lui-même.

Se sachant condamné à mort, Jésus s’adressait à son Père : « Je ne te prie pas de les enlever du monde [mes disciples] mais de les garder du mauvais » (Jn 17,15). Lorsque nous résistons au Mal, nous affaiblissons toujours plus ce dernier et réduisons son empire sur les Hommes et le créé.

Dieu ne peut faire de mal. Il est maître du mal et le mal a été anéanti par la mort et la Résurrection du Fils. Le Père ne cesse de nous livrer tout de lui, jusqu’à ses « entrailles », de nous signifier que chacun de nos cheveux compte pour Lui. Il nous aime d’un amour sans aucune limite ; est à côté de nous à chaque instant. Tel est le sens de ce « Notre Père » et de notre cri vers lui, assurés qu’il nous entend : « ne nous laisse pas entrer en tentation » !

Satan vous a réclamés, dit Jésus…Alors, pour ne pas entrer en tentation ni entrer dans la tentation, il faut veiller, prier sans cesse, debout, couché, en parlant, en travaillant, en dormant… Il faut avoir le cœur accroché à Dieu. Alors Dieu, Père, Fils et Esprit, fait sa demeure en nous alors que nous sommes immergés en lui, et nous pouvons aimer comme Dieu aime. « Parce que tu as gardé ma parole avec persévérance, moi aussi, je te garderai de l’heure de la tentation qui va venir sur l’humanité entière et mettre à l’épreuve tous les habitants de la terre », est-il dit dans l’Apocalypse (Ap 3,10).

Rappelons-nous ce que Jésus disait à propos d’un enfant dont les disciples n’avaient pu chasser le Mal : « Cette espèce-là ne peut sortir que par la prière » (Mc 9,29).

 

[1] La Didaké se présente pratiquement sous la forme que prendront plus tard les Règles monastiques. Elle exprime une spiritualité « les deux voies » et un coutumier. Les « deux voies » viennent directement du judaïsme, c’est comme un commentaire de la Loi  mais avec la visée plus large de Jésus (Jésus parlera de la porte étroite qui mène à la vie et du chemin spacieux qui mène à la perdition (Mt 22,16)). De fait, c’est en partie ce que nous retrouvons en Matthieu, au chapitre 5.

[2] Les chapitres 14 et 15 ont été rajoutés peu de temps après. Tertullien (150) connaissait la forme définitive que nous possédons.

[3] Jean était à Ephèse, vraisemblablement avec Marie, au vu des traces archéologiques

[4] Le manuscrit grec perdu durant des siècles a été retrouvé dans un recueil écrit au XIème siècle et signé d’un notaire de Césarée. Recueil qui a été découvert au XIXème siècle dans le patriarcat de Constantinople et rendu, depuis, au patriarcat de Jérusalem.

[5] Matines, Laudes, Tierce, Sexte, None, Vêpres, Complies.

[6] Jean Chrysostome, La conversion, Ed. DDB, col. Les Pères dans la foi

[7] Littérature développée entre la fin de la rédaction de l’Ancien testament et la fixation du canon du Nouveau Testament ; littérature apocalyptique, pain béni des gnostiques et ayant nourri bien des dérives de sens des Ecritures, où l’angélologie est prédominante.

[8] Jean Carmignac, « à l’écoute du Notre Père », Editions de Paris, 1969

[9] Origène,Traité sur la prière, Ed. DDB, Col. Les Pères dans la foi

[10] Cyprien de Carthage, commentaire de la Prière du Seigneur, extrait traduit du latin par A. Hamman

[11] Origène,Traité sur la prière, Ed. DDB, Col. Les Pères dans la foi

Conférence donnée par Mme Marie-Geneviève Missègue, Pastorale Liturgique et Sacramentelle du diocèse d’Albi.